Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée
Chapitre
3
Portrait de Richard en jeune homme
2009-11-25 / 2010-01-17


La mère de Richard Stallman, Alice Lippman, se souvient encore du moment où elle s’est rendu compte du don particulier de son fils. « Il devait avoir huit ans », se souvient-elle. C’était en 1961, un après-midi de fin de semaine.
Mme Lippman, jeune mère célibataire récemment divorcée, passait le temps dans le minuscule deux-pièces familial, dans l’ouest de Manhattan. Feuilletant un exemplaire du magazine Scientific American, elle tomba sur sa rubrique préférée, les « Jeux mathématiques » de Martin Gardner. Alors professeur d’arts intérimaire, elle aimait la gymnastique intellectuelle que procurait cette lecture.
Voyant son fils à ses côtés, déjà absorbé dans un livre, elle décida de s’essayer au problème de la semaine. « Je n’étais pas vraiment douée pour les casse-têtes, avoue-t-elle. Mais en tant qu’artiste, ce genre d’activité m’aidait à franchir certaines barrières conceptuelles ». Or cette fois-là, Alice Lippman eut l’impression de se heurter à un mur de briques. Dépitée, elle s’apprêtait à jeter le magazine, lorsqu’elle sentit qu’on la tirait gentiment par la manche.
« C’était Richard, se souvient-elle. Il voulait savoir si j’avais besoin d’aide. » Regardant tour à tour son fils et le magazine, elle accueillit tout d’abord l’offre avec un certain scepticisme. « J’ai demandé à Richard s’il avait lu le magazine, dit-elle, et il m’a répondu que non seulement il l’avait lu, mais qu’il avait même résolu le problème. Et il a enchaîné en m’expliquant la solution. »
Face à la logique mise en œuvre par son fils, Mme Lippman passe rapidement du scepticisme à l’incrédulité. « Certes, j’avais toujours su que c’était un garçon brillant. Mais c’était la première fois que j’avais un indice clair de son degré d’avancement intellectuel. »
Trente ans plus tard, Mme Lippman s’amuse encore d’un tel souvenir : « Pour vous dire la vérité, je ne crois pas que j’aie jamais compris comment résoudre le casse-tête, dit-elle. Je me rappelle juste que je n’en revenais pas qu’il ait trouvé la solution ».
Assise dans la salle à manger de son deuxième et spacieux appartement à Manhattan – dans lequel elle a emménagé avec son fils lors de son deuxième mariage (avec feu Maurice Lippman, en 1967), Alice Lippman mêle à la fierté typique d’une mère juive un certain étonnement, lorsqu’elle se remémore les premières années de son fils. Bien en évidence sur un buffet trône une très grande photo montrant un Stallman barbu, rayonnant dans sa toge doctorale. Le portrait éclipse toutes les autres photographies de nièces et de neveux, mais avant que le visiteur n’ait pu en faire trop grand cas, Mme Lippman se hâte de relativiser, légèrement ironique.
« Richard a insisté pour me la donner quand il a obtenu son doctorat honoris causa de l’université de Glasgow. Il m’a dit : ‘Tu sais quoi, maman ? C’est la première remise de diplôme à laquelle j’aie assisté !’ »
Des commentaires imprégnés de cet humour qu’on retrouve chez tous ceux qui ont la difficile tâche d’éduquer un enfant prodige. Soyez-en sûrs, pour chaque anecdote qu’Alice Lippman lit ou entend concernant l’obstination de son fils et son étrange comportement, elle pourrait en raconter une douzaine d’autres.
« Il était si conservateur ! s’exclame-t-elle, levant les mains au ciel dans un accès de fausse exaspération. C’est à cette table que nous avions nos pires disputes. Lorsque j’ai fait grève avec d’autres pour former le premier syndicat d’instituteurs de l’école publique, Richard a été furieux contre moi. Pour lui, les syndicats étaient corrompus. Il était aussi très opposé à un système de sécurité sociale. Il pensait que les gens pouvaient gagner beaucoup plus d’argent en investissant eux-mêmes, de leur côté… Qui aurait pensé que dix ans plus tard il serait devenu aussi idéaliste ? Je me souviens encore de sa demi-sœur me demandant: ‘Mais qu’est-ce qu’il va devenir ? Un fasciste ?’ ».
L’avis de Stallman a bien sûr radicalement changé et il dit aujourd’hui : « Lorsque j’étais adolescent, je ne comprenais pas la plupart des difficultés auxquelles les gens étaient confrontés dans leur vie car mes problèmes étaient différents. Je n’appréciais pas la façon dont les plus riches réduisaient les autres à la pauvreté, le seul rempart étant de nous organiser à tous les niveaux pour les en empêcher. Je ne comprenais pas à quel point il est difficile, pour la plupart des gens, de résister à la pression sociale – celle qui incite à faire des choses stupides comme dépenser tout son argent au lieu de l’épargner – parce que j’étais à peine conscient de cette pression. En outre, les syndicats des années 1960, à l’apogée de leur puissance, étaient parfois arrogants ou corrompus. Ils sont fort affaiblis aujourd’hui, avec pour résultat que la croissance économique, lorsqu’elle a lieu, ne bénéficie qu’aux riches. » D’ailleurs, au sujet de la réforme du système de santé américain, sa position est au moins progressiste – voir son appel à soutenir un système de sécurité sociale : http://stallman.org/archives/2009-jul-oct.html#25%20October%202009.
Mariée en 1948 avec Daniel Stallman, le père de Richard, Alice Lippman divorça en 1958 – la décision de justice entérinant une garde partagée. Mère célibataire pendant près de dix ans, elle peut témoigner de l’aversion de Richard pour toute forme d’autorité, mais aussi de son inextinguible soif de connaissance. C’est lorsque ces deux aspects se combinaient que Richard et sa mère connaissaient leurs pires affrontements.
« On aurait dit qu’il ne voulait jamais manger, dit-elle en se remémorant son comportement, de l’âge de huit ans jusqu’à son baccalauréat en 1970. Il ne m’entendait pas quand je l’appelais pour le dîner. Je devais crier neuf ou dix fois avant qu’il me prête attention. Il était complètement absorbé. »
Stallman, quant à lui, se remémore à peu près les mêmes choses, mais en y ajoutant une connotation politique : « J’adorais lire. Si je voulais lire et que ma mère m’ordonnait d’aller manger ou dormir, je n’obéissais pas. Je ne voyais aucune raison pour qu’elle m’empêche de lire, ou qui l’autorise à me dire ce que j’avais à faire, point. La majeure partie de ce que j’avais lu à propos de la démocratie et des libertés individuelles, je l’appliquais à moi-même. Car je ne voyais aucune raison d’en exclure les enfants. »
Cette conviction que la liberté individuelle doit primer sur l’autorité arbitraire se manifestait aussi à l’école. À onze ans, avec deux années d’avance par rapport à ses camarades de classe, Richard Stallman subit toutes les frustrations habituelles réservées à un écolier surdoué dans le système scolaire public américain. Peu après l’épisode de l’énigme mathématique, sa mère participa à ce qui devait être la première étape d’une longue série de rencontres avec les professeurs.
« Il refusait résolument d’écrire, dit-elle, se rappelant un ancien sujet de conflits. Je crois que le dernier travail qu’il a rendu, avant sa dernière année de lycée, était un essai sur l’histoire du système numérique occidental, pour un professeur de quatrième. » Pour Stallman, être obligé de choisir un thème alors que rien ne lui inspirait de réelle envie d’écrire était tout bonnement impossible, si bien qu’il faisait tout pour l’éviter.
Doué pour tout ce qui exigeait un raisonnement analytique, Richard Stallman était attiré par les mathématiques et les sciences, au détriment des autres matières. Là où certains professeurs fustigeaient l’obstination d’un esprit borné, sa mère ne voyait que de l’impatience. Selon elle, les mathématiques et les sciences offraient tant de matière à apprendre qu’elles en occultaient totalement les autres disciplines, pour lesquelles son fils avait moins de dispositions.
Quand il eut dix ou onze ans, les garçons de sa classe commencèrent à s’entraîner au football américain. Alice Lippman se souvient que son fils rentra un jour en rage à la maison. « Il aurait tant voulu jouer ! Mais il manquait de coordination, dit-elle. Cela le mettait hors de lui… »
Cette frustration devait amener Stallman à se focaliser plus encore sur les mathématiques et les sciences. Or, même dans ces matières, son intransigeance lui jouait des tours. Versé dans l’analyse mathématique depuis ses sept ans, Stallman ne voyait pas la nécessité de simplifier son discours avec les adultes. Un jour, sa mère engagea un étudiant de l’université de Columbia toute proche pour jouer le rôle de grand frère. L’étudiant quitta l’appartement après la première session, et ne revint jamais. « Je pense que Richard lui parlait de choses qui lui passaient au-dessus de la tête », dit-elle.
Une des anecdotes favorites de Mme Lippman remonte au début des années 1960, peu après l’épisode du casse-tête. Vers ses sept ans, soit deux années après le divorce et le déménagement, Richard se prit d’intérêt pour le lancement de fusées miniatures, dans le parc de Riverside Drive. Ce qui avait commencé comme un jeu anodin prit bientôt un tout autre aspect quand le garçon commença à consigner les résultats de chaque lancement. Tout comme son intérêt pour les jeux mathématiques, ce passe-temps n’attira guère l’attention de Mme Lippman, jusqu’au jour où elle demanda à son fils s’il voulait regarder la retransmission d’un lancement important de la NASA.
« Il enrageait littéralement, dit-elle. Tout ce qu’il put dire fut : ‘Mais, je n’ai encore rien publié’. Apparemment, il avait rédigé quelque chose qu’il voulait réellement montrer à la NASA ». Stallman, quant à lui, ne se souvient pas de l’incident et croit plus probable que son angoisse était due au fait qu’il n’avait précisément rien à montrer.
Ces anecdotes constituent un premier témoignage de l’intensité intellectuelle qui allait devenir la marque de Stallman tout au long de sa vie. Quand les autres enfants venaient à table, Stallman restait lire dans sa chambre. Quand ils se prenaient pour Johnny Unitas, ce célèbre footballeur américain des années 1950, Stallman jouait, lui, à l’astronaute. « J’étais bizarre, dit Stallman, résumant brièvement sa jeunesse, lors de l’interview de Michael Gross en 19991. Passé un certain âge, je n’ai plus eu que des enseignants pour amis ». Si Stallman n’avait pas honte de ces particularités, il considérait en revanche son inaptitude sociale comme un échec. En fait, tous deux contribuèrent à son exclusion sociale.
Quoique cela ouvrît la porte à de nouvelles prises de bec à l’école, Alice Lippman décida d’encourager la passion de son fils. À douze ans, Richard fréquentait des camps scientifiques l’été, et des écoles privées au cours de l’année scolaire. Lorsqu’un enseignant lui recommanda de s’inscrire au Columbia Science Honors Program (SHP), un programme post-Spoutnik créé pour les étudiants et collégiens surdoués de la ville de New York, Stallman élargit ses activités parascolaires et se mit à faire régulièrement la navette en métro, le samedi, jusqu’au campus de la Columbia University.
Dan Chess, un ancien de ce programme, se rappelle que Stallman semblait un peu étrange, même au milieu d’une foule d’étudiants partageant la même fascination pour les sciences et les mathématiques. « Nous étions tous des nerds et des geeks, mais il était particulièrement mal adapté, se souvient Chess, maintenant professeur de mathématiques au Hunter College. Il était aussi incroyablement intelligent. J’ai rencontré bien des gens intelligents dans ma vie, mais je crois que c’est le plus intelligent de tous. »
Seth Breidbart, qui suivait lui aussi ce programme, abonde dans ce sens. Programmeur informatique resté en contact avec Stallman, grâce à une passion commune pour la science-fiction et les conventions afférentes, il se souvient de lui à quinze ans, la boule à zéro, « effrayant », surtout pour un compagnon du même âge.
« Je ne pourrais pas l’expliquer, dit Breidbart. Ce n’est pas qu’il était inabordable. Il était tout simplement très sérieux. Très cultivé, mais aussi très borné, d’une certaine manière. »
De telles descriptions incitent à se poser des questions : des adjectifs comme « sérieux » et « borné » sont-ils simplement une manière de décrire des traits de personnalité qui, aujourd’hui, pourraient être vus comme des troubles comportementaux juvéniles ? Un article de la revue Wired de décembre 2001, intitulé « The Geek Syndrome », par Steve Silberman, dresse le portrait de plusieurs enfants doués pour les sciences et atteints d’autisme de haut niveau ou du syndrome d’Asperger. À bien des égards, les souvenirs des parents cités dans cet article présentent une similitude troublante avec ceux de Mme Lippman.
Stallman lui-même s’est renseigné à ce sujet. Lors d’une entrevue pour un portrait au Toronto Star en 2000, il a déclaré qu’il se demandait s’il n’était pas « atteint d’une forme légère d’autisme ». L’article déforma ses propos, transformant son questionnement en certitude. Néanmoins Stallman défend une vision du logiciel libre et de la coopération sociale qui contraste vivement avec l’isolement de sa vie personnelle. Son excentricité le rapproche de Glenn Gould, pianiste canadien brillant et grand orateur, mais terriblement seul2. Stallman se considère affecté, jusqu’à un certain point, par l’autisme qui, dit-il, complique ses relations avec les gens
Cette hypothèse est bien sûr facilitée par le caractère imprécis des fameux « troubles du comportement », comme on les nomme aujourd’hui. Steve Silberman observe que les psychiatres américains n’ont que récemment accepté le syndrome d’Asperger comme terme générique, regroupant nombre de ces traits comportementaux.
Ces caractéristiques vont du manque d’habileté motrice et d’une sociabilité limitée, à une intelligence fortement développée et à un goût prononcé voire obsessionnel pour les chiffres, les ordinateurs et autres systèmes ordonnés3.
« Il n’est pas impossible que j’aie été atteint d’une chose de ce genre, dit-il. D’un autre côté, un des aspects de ce syndrome est la difficulté à suivre un rythme. Or je sais danser et j’adore même suivre les rythmes les plus complexes. Toutes ces choses sont de toute façon un peu trop floues pour se faire une idée claire ». Stallman a également pu souffrir d’une ombre de syndrome d’Asperger, tout en restant cependant dans les limites de la normalité4.
Dan Chess, pour sa part, rejette toute tentative de post-diagnostic. « Je ne l’ai jamais cru atteint d’une telle chose, dit-il. Il était juste très asocial, comme nous tous là-bas, d’ailleurs. »
Mme Lippman, pour sa part, n’écarte pas une telle possibilité. Elle se rappelle en effet de quelques histoires offrant matière à spéculation. L’un des symptômes les plus frappants de l’autisme est l’hypersensibilité aux bruits et aux couleurs. Mme Lippman se rappelle deux anecdotes marquantes à ce sujet. « Lorsque Richard était enfant, nous l’emmenions à la plage, dit-elle. Il commençait à hurler deux ou trois pâtés de maison avant d’atteindre le rivage. Ce n’est qu’au bout de la troisième fois que nous avons compris ce qui se passait : le bruit du ressac lui faisait mal aux oreilles. » Elle se remémore aussi une réaction similaire, concernant la couleur : « Ma mère avait de brillants cheveux roux, et chaque fois qu’elle se penchait pour prendre Richard, il poussait un cri. »
Mme Lippman dit s’être documentée ces dernières années sur l’autisme. Elle croit que ces épisodes sont plus qu’une coïncidence. « Je sens bien que Richard possède certains traits d’un enfant autiste, dit-elle. Je regrette que l’autisme ait été si mal connu à l’époque. »
Avec le temps, cependant, elle reconnaît que son fils a su s’adapter. À sept ans, raconte-t-elle, il adorait prendre place dans le wagon de tête du métro, face à la fenêtre, traçant et mémorisant le plan labyrinthique du réseau de chemins de fer sous la ville. Un passe-temps qui exigeait de s’accoutumer aux bruits intenses accompagnant chaque trajet en train. « Seul le bruit initial semblait l’incommoder, raconte-t-elle. C’était comme s’il était choqué par le son, puis que ses nerfs parvenaient à s’adapter. »
Le souvenir de Madame Lippman dépeint un garçon animé du même enthousiasme, de la même énergie et de la même sociabilité que n’importe quel autre du même âge. Ce n’est qu’après une série d’événements difficiles ayant ébranlé le foyer familial que son fils devint, selon elle, introverti et distant.
Le premier de ces événements traumatiques fut le divorce d’Alice et de Daniel Stallman. Mme Lippman raconte que, bien qu’elle et son ex-mari aient tenté d’y préparer leur fils, ce choc n’en fut pas moins destructeur. « Il semblait ne pas prêter attention à ce que nous tentions de lui expliquer, se souvient-elle. Mais la réalité l’a brutalement rattrapé lorsque nous avons emménagé, lui et moi, dans un nouvel appartement. La première chose qu’il a dite fut : ‘Où sont les meubles de papa ?’ »
La décennie suivante, Stallman allait passer la semaine chez sa mère à Manhattan, et le week-end au domicile de son père dans le quartier du Queens. Ces allers-retours lui permirent d’observer deux styles d’éducation parentale très différents. Une expérience qui, jusqu’à présent, l’a fermement convaincu de ne pas élever d’enfant lui-même.
Sur son père, vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, décédé début 2001, Stallman oscille entre respect et rancœur. D’un côté, il y avait l’homme moralement engagé qui allait apprendre le français pour servir les alliés lorsqu’ils combattraient les nazis en France. De l’autre, il y avait ce père toujours inventif voire cruel pour mieux dénigrer5. « Mon père avait un horrible tempérament, dit Stallman. Il ne hurlait jamais, mais trouvait toujours le mot apte à faire mouche, à vous démolir. »
Concernant la vie chez sa mère, Stallman est moins équivoque. « C’était la guerre, dit-il. Dans ma désolation, je disais souvent : ‘Je veux rentrer chez moi’ en faisant référence à ce refuge inexistant que je n’aurais jamais. »
Les premières années après le divorce, Stallman trouva calme et tranquillité chez ses grands-parents paternels. Mais l’un décéda lorsque Stallman avait huit ans, et l’autre lorsqu’il en avait dix. La perte fut dévastatrice pour lui. « Je leur rendais visite, et je me sentais aimé, choyé, se souvient-il. C’est le seul endroit où j’ai ressenti ça, jusqu’à mon départ pour l’université. »
Mme Lippman considère le décès des grands-parents de Richard comme le deuxième événement traumatisant. « Il en a été bouleversé, dit-elle. Il était très proche d’eux. Avant leur disparition, il était très extraverti, presqu’un meneur pour les autres enfants. Après leur mort, il est devenu très renfermé. »
Du point de vue de Stallman, ce repli sur soi était une tentative pour affronter l’angoisse de l’adolescence. Qualifiant ces années de « pure horreur », Stallman raconte s’être senti comme un sourd perdu au milieu d’une bruyante foule de mélomanes.
« J’avais souvent le sentiment de ne pas comprendre ce que les autres disaient, poursuit-il, se souvenant de son sentiment d’exclusion. Je comprenais les mots, mais quelque chose se passait en sous-main, qui m’échappait. Je n’arrivais pas à saisir pourquoi les gens s’intéressaient à ces choses que d’autres racontaient. »
Malgré toute la souffrance engendrée, l’adolescence aura stimulé Stallman dans l’affirmation de son individualité. À une époque où ses collègues de classe laissaient pousser leurs cheveux, Stallman préférait les siens courts. Quand tout le monde se mettait au rock’n roll, Stallman écoutait de la musique classique. Fervent amateur de science-fiction, de la revue Mad et des programmes de nuit, Stallman avait une personnalité atypique, qui plongeait dans l’incompréhension tant ses camarades que ses parents.
« Ah les jeux de mots ! s’exclame Mme Lippman, exaspérée au souvenir de l’âge ingrat de son fils. À table, vous ne pouviez pas dire un mot sans qu’il vous le retourne sous forme de calembour. »
Hors du foyer familial, Stallman réserve ses blagues aux adultes encourageant son don naturel. L’un d’eux était moniteur au camp d’été. Il prêta à Stallman un manuel pour l’IBM 7094, au cours de sa huitième ou neuvième année. Pour un gamin fasciné par les sciences et les chiffres, c’était un don du ciel6. Bientôt, Stallman se lança dans la rédaction, sur papier, de programmes basés sur instructions du 7094. Il n’avait pas d’ordinateur à portée de main pour les exécuter, ni la possibilité de demander à en utiliser un, mais il brûlait d’envie d’écrire un programme – n’importe quel programme. Il demanda même au moniteur de lui suggérer au hasard quelque chose à coder.
Le premier ordinateur personnel ne devait apparaître qu’une décennie plus tard, Stallman avait encore quelques années à patienter avant d’accéder à sa première machine. La chance lui sourit lors de sa dernière année de lycée. Le Centre scientifique IBM de New York, un pôle de recherche situé en plein Manhattan, et aujourd’hui disparu, allait lui offrir la chance d’écrire son premier vrai programme. L’idée qu’il avait en tête était d’écrire un pré-processeur rajoutant la convention de sommation en algèbre tensoriel, aux fonctionnalités du langage de programmation PL/I7. « Je l’avais d’abord écrit en PL/I, puis j’ai recommencé en langage d’assembleur, après m’être aperçu que le programme PL/I compilé était trop lourd pour l’ordinateur », se souvient-il.
Après l’obtention de son diplôme de dernière année, il fut engagé par le New York Scientific Center. Chargé d’écrire un programme d’analyse numérique en Fortran, il le boucla en quelques semaines, acquérant au passage un tel dégoût pour ce langage qu’il jura de ne plus jamais l’utiliser. Il passa le reste de l’été à concevoir un éditeur de texte en APL (A Programming Language).
Simultanément, Stallman obtint un poste d’assistant de laboratoire au département de biologie de l’université Rockefeller. Bien qu’il s’acheminât vers une carrière liée aux mathématiques ou à la physique, son esprit analytique impressionna le directeur du laboratoire au point qu’il appela Mme Lippman quelques années plus tard. Stallman était alors déjà parti pour l’université. « C’était le professeur de Rockefeller, dit-elle. Il voulait savoir comment Richard allait. Il fut surpris d’apprendre qu’il travaillait dans l’informatique. Il avait toujours pensé que Richard aurait un grand avenir en tant que biologiste. »
Des aptitudes qui impressionnèrent tout autant les membres de la faculté de Columbia, même lorsque Stallman devint la cible de leur colère. « Généralement, deux ou trois fois par heure, Stallman relevait une erreur dans le cours, raconte Breidbart. Et il ne se gênait pas pour le faire savoir au professeur. Cela lui valut beaucoup de respect, mais une faible popularité. »
Entendant une nouvelle fois l’anecdote de Breidbart, Stallman esquisse un sourire désabusé. « J’ai dû être un peu crétin parfois, admet-il. Mais j’ai trouvé des amis en certains professeurs qui, eux aussi, aimaient apprendre. Contrairement à la plupart des jeunes. Ou tout du moins pas de la même façon. »
La fréquentation de jeunes surdoués le samedi devait néanmoins le pousser à reconsidérer les mérites d’une sociabilité accrue. L’université approchant à grands pas, Stallman, comme beaucoup au Columbia Science Honors Program, réduisit sa liste de demandes d’admission à deux institutions : Harvard et le MIT.
Face au désir de son fils d’entrer dans une université prestigieuse du nord-est, Mme Lippman se montra inquiète. Le lycéen de quinze ans avait encore de vives prises de bec avec les professeurs et l’encadrement. L’année d’avant, il avait obtenu des A en histoire américaine, en chimie, en français et en algèbre, mais un F retentissant en anglais, conséquence de son boycott continu des devoirs écrits. De tels couacs donneraient lieu à quelques sourires entendus au MIT, mais ne seraient pas tolérés à Harvard.
Lorsque son fils fut en première, Mme Lippman prit rendez-vous avec un thérapeute. Ce dernier fit tout de suite part de son inquiétude face au refus de Stallman d’écrire et à ses démêlés avec les professeurs. Le jeune homme avait certainement les aptitudes intellectuelles pour réussir à Harvard, mais avait-il la patience de suivre des cours qui exigeaient la remise de devoirs réguliers ? Le thérapeute suggéra un galop d’essai. Si Stallman réussissait une année entière à l’école publique de New York, incluant un cours d’anglais avec épreuve écrite obligatoire, il pourrait probablement faire de même à Harvard.
Sa classe de première achevée, Stallman alla s’inscrire à un cours public d’été, dans le centre ville, et se mit au rattrapage des cours en sciences humaines qu’il avait boudés au lycée. À l’automne, il avait rejoint le gros des lycéens new-yorkais, à l’école Louis D. Brandeis, située dans la 84e Rue. Il ne lui fut pas facile de suivre des cours faisant pâle figure face aux études du samedi à Columbia, mais Mme Lippman se souvient fièrement de la manière dont son fils sut tenir le cap.
« Il a dû courber l’échine jusqu’à un certain point, mais il l’a fait, dit-elle. Je n’ai été convoquée qu’une seule fois, ce qui tenait du miracle. C’était le professeur de mathématiques. Richard avait interrompu sa leçon. Comme je lui demandais comment il s’y était pris, il me répondit que mon fils l’avait accusé d’utiliser une fausse preuve. ‘D’accord, mais avait-il raison ?’ ai-je demandé. L’enseignant me répondit : ‘Oui, mais je ne peux pas le dire en classe. Les autres élèves ne comprendraient pas’. »
À la fin de son premier semestre au lycée, les choses se mirent en place. Un score de 96 en anglais fit oublier les stigmates du 60 obtenu deux ans auparavant. Pour faire bonne mesure, Stallman confirma avec d’excellentes notes en histoire américaine, mathématiques avancées, et microbiologie. La cerise sur le gâteau fut une note de 100 en physique. Toujours exclu socialement, Stallman termina ses dix mois à Brandeis à la 4e place d’un cours de 789 élèves.
En dehors des cours, Stallman poursuivait ses études avec encore plus de diligence, courant remplir ses fonctions d’assistant laborantin à l’université Rockefeller la semaine, et esquivant les manifestations contre la guerre du Vietnam pour aller à Columbia le samedi. C’est là-bas, alors que les autres étudiants du Science Honors Program étaient assis pour discuter de leurs choix d’université juste avant le début de la classe, que Stallman énonça le sien.
Breidbart s’en souvient : « La plupart des étudiants choisissaient Harvard ou le MIT, bien sûr, mais quelques-uns se tournaient vers les autres universités du nord-est des États-Unis. Alors que la conversation faisait le tour de la classe, il devint évident que Richard n’avait toujours rien dit. Je ne sais plus qui, mais quelqu’un a eu le courage de lui demander ce qu’il pensait faire. »
Trente ans plus tard, Breidbart garde un clair souvenir de cet instant. Dès que Stallman annonça qu’il irait lui aussi à Harvard à l’automne, un silence embarrassé envahit la salle. Pour toute réplique, Stallman esquissa un sourire d’autosatisfaction.
Breidbart de conclure : « C’était sa façon silencieuse de dire : ‘Eh non. Vous n’êtes pas encore débarrassés de moi.’ »


1. L’une des principales sources documentaires de ce chapitre est l’interview « Richard Stallman : lycéen marginal, symbole du logiciel libre, génie certifié MacArthur » (« Richard Stallman: High School Misfit, Symbol of Free Software, MacArthur-Certified Genius ») de Michael Gross, auteur du livre Talking About My Generation (Discussions sur ma génération), un recueil d’entrevues avec plusieurs personnalités de la génération « Baby Boom ». Bien que Stallman n’apparaisse pas dans l’ouvrage, Gross a publié le compte rendu de la rencontre sur le site Internet du livre en tant que supplément virtuel. L’URL de cette entrevue a changé plusieurs fois depuis que je l’ai consultée, mais plusieurs lecteurs en ont rapporté la disponibilité (voir la référence bibliographique) : [Gross, 2000].
4. Voir à ce propos John Ratey et Catherine Johnson, Shadow Syndromes, New York: Pantheon Books, 1997.
5. Malheureusement, je n’ai pu interviewer Daniel Stallman pour cet ouvrage. Pendant mes recherches préliminaires, Stallman m’avait informé que son père souffrait de la maladie d’Alzheimer. Lorsque j’ai repris l’enquête en 2001, j’ai appris avec regret qu’il était décédé plus tôt cette année là.
6. Athée, Stallman ergoterait probablement sur cette expression (godsend en anglais). En tout cas il l’accueillit avec enthousiasme. « Aussitôt que j’ai entendu parler d’ordinateurs, j’ai voulu en voir un, et pouvoir jouer avec. »
7. Le PL/I (Programming Language number 1) est un langage de programmation développé par IBM au début des années 1960.



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