p.1Malgré leur relation tendue, Richard Stallman hérita de sa mère une même passion pour la politique
progressiste. Ce trait de caractère marquant mit toutefois quelques décennies à émerger et au cours des premières années de sa vie, il admet avoir vécu dans un « vide politique ».
p.2Comme la plupart des Américains sous Eisenhower,
la famille Stallman avait passé les années 1950 à tenter de retrouver une normalité perdue lors de la Deuxième Guerre mondiale.
p.3« Le père de Richard et moi-même étions des démocrates, mais ça s’arrêtait là, raconte madame
Lippman, se rappelant leurs années dans le Queens. Nous n’étions guère impliqués dans la politique locale ou nationale. »
p.4Tout changea à la fin des années 1950 lorsqu’Alice divorça de Daniel Stallman. Le retour à Manhattan
fut plus qu’un simple changement d’adresse : ce fut une nouvelle identité, une nouvelle indépendance, et la fin brutale de la tranquillité.
p.5« C’est là que mon goût pour l’activisme est né. Lorsque je me suis rendue à la bibliothèque
municipale, alors que nous étions encore dans le Queens, j’ai constaté qu’il n’y avait qu’un seul livre sur le divorce, se rappelle-t-elle. La bibliothèque était très encadré par l’Église catholique,
du moins à Elmhurst, où nous vivions. C’est sans doute la première fois que j’entrevoyais les forces qui contrôlaient nos vies subrepticement. »
p.6De retour dans les quartiers de son enfance, au nord-ouest de Manhattan, Mme Lippman fut surprise
des changements survenus depuis son départ vers le Hunter College, quinze ans plus tôt. Après la guerre, l’explosion de la demande en logements avait transformé le quartier en champ de bataille
politique. D’un bord se tenaient les politiciens municipaux pro-développement et les affairistes prêts à démolir et transformer en bureaux de nombreux immeubles du quartier pour faire face à l’afflux
d’employés en col blanc. De l’autre, les locataires irlandais et porto-ricains pauvres qui s’étaient trouvé un refuge abordable dans le quartier.
p.7Au début, Mme Lippman ne savait quel camp choisir. En tant que nouvelle arrivante, elle se sentait
attirée par un logement neuf ; mais en tant que mère célibataire aux faibles revenus, elle partageait les mêmes difficultés que les plus pauvres des locataires laissés pour compte d’un nombre
croissant de projets destinés aux résidents les plus riches. Indignée, elle chercha un moyen de combattre cette machine politique qui essayait de transformer son voisinage en clone du quartier chic
de New York Upper East Side.
p.8Son premier contact avec le siège local du parti démocrate eut lieu en 1958, raconte-t-elle. À la
recherche d’une garderie pour son fils, elle fut scandalisée par l’état de l’un des centres municipaux destiné aux citoyens à faibles revenus. « Tout ce dont je me souviens, c’est de l’odeur de
lait tourné, des couloirs sombres, et de la pénurie d’équipements. J’avais déjà été enseignante dans une école maternelle privée. Le contraste était énorme. Nous n’avons jeté qu’un regard dans la
salle, et nous sommes partis. J’étais bouleversée. »
p.9Sa visite à l’antenne du parti devait se révéler tout aussi décevante. La décrivant comme
« l’éternelle salle enfumée », Mme Lippman raconte y avoir, pour la première fois, pris conscience que la corruption au sein du parti était sans doute à l’origine de l’hostilité à peine
voilée de la ville envers les citoyens les moins nantis. Au lieu de retourner à l’antenne du parti, elle décida de rejoindre l’un des multiples clubs dont l’objectif était de réformer le parti
démocrate et de renverser les derniers vestiges de la machinerie clientéliste du Tammany Hall. Mme Lippman et son club, le Woodrow Wilson / FDR Reform Democratic
Club, commencèrent à se présenter aux réunions de planification ainsi qu’au conseil municipal, comptant bien y être entendus.
p.10« Notre but principal était de combattre le Tammany Hall, Carmine DeSapio et son
acolyte, poursuit Mme Lippman. J’étais la représentante au conseil municipal et je me suis
impliquée dans la création d’un plan de renouvellement urbain viable, qui ne se contentait pas de construire des demeures luxueuses dans le quartier. »
p.11Ce premier engagement allait s’épanouir et mener à une plus grande activité politique durant les
années 1960. En 1965, Mme Lippman affichait son soutien à des candidats politiques tel William Fitts Ryan, un démocrate élu au congrès américain avec l’aide de clubs réformistes, et l’un des premiers
représentants américains à se déclarer ouvertement contre la guerre du Vietnam.
p.12Il fallut peu de temps à Mme Lippman pour qu’elle aussi s’oppose à l’intervention des États-Unis
en Indochine. « J’étais contre la guerre du Vietnam, déjà au moment de l’envoi des troupes par Kennedy, dit-elle. J’avais lu les reportages de
journalistes qui racontaient les débuts du conflit. J’étais sûre qu’ils avaient raison de prédire l’enlisement. »
p.13L’opposition à la guerre du Vietnam fit bientôt partie du quotidien du foyer Stallman-Lippman.
En 1967, la mère de Richard s’était remariée. Son nouvel époux, Maurice Lippman, alors commandant de l’Air National Guard, démissionna de ses fonctions pour
marquer son opposition à la guerre. Son fils, Andrew Lippman, était au MIT et donc encore admissible au sursis étudiant. Mais cette mesure allait bientôt
disparaître, et rendait l’aggravation possible du conflit plus menaçante que jamais. Richard, pourtant plus jeune, risquait lui aussi d’être appelé alors que la guerre perdurait jusque dans les
années 1970.
p.14« La guerre du Vietnam était pour nous un sujet d’inquiétude constante, raconte Mme Lippman. Nous en parlions tout le temps : que ferions-nous si la guerre continuait ? Que feraient Richard et son demi-frère s’ils étaient appelés ? Nous
étions tous opposés à la guerre et à l’incorporation. Nous pensions que cela était tout à fait amoral. »
p.15Chez Richard, la guerre du Vietnam éveillait un mélange complexe d’émotions : de la
confusion, de l’horreur et, en fin de compte, un sentiment profond d’impuissance politique. Enfant, il avait déjà eu du mal à tenir le coup dans l’univers modérément autoritaire de l’école privée. Il
ne supportait pas l’idée du camp d’entraînement militaire ; il ne pensait pas pouvoir en ressortir sain d’esprit.
p.16« J’étais tétanisé par la peur, j’aurais voulu faire quelque chose mais je n’avais pas le
courage d’aller manifester », se souvient Stallman, dont la date d’anniversaire, le 16 mars, était dans les premières tirées au sort à la loterie tant redoutée de l’incorporation. Cela ne l’affecta
pas immédiatement, car il bénéficiait d’un report automatique pour sa scolarité à l’université – l’un des derniers accordés par le gouvernement – mais le répit ne serait que temporaire. « Je ne
m’imaginais pas déménager au Canada ou en Suède. L’idée de me lever comme ça et de partir seul me paraissait irréaliste ! J’étais incapable de vivre seul. Je n’étais pas de ceux qui se sentaient
à l’aise face à ce genre de chose. »
p.17Stallman dit avoir été impressionné par ceux de ses proches qui osaient s’exprimer. Il se
souvient de la fierté qu’il avait éprouvée quand son père imprima et distribua un autocollant qui comparait le massacre de My Lai avec les atrocités commises par les nazis durant la Deuxième Guerre
mondiale. « Je l’admirais de l’avoir fait, dit-il, mais je ne m’imaginais pas moi-même capable de quoi que ce soit de cet ordre. J’avais peur de ressortir détruit de l’armée. »
p.18Toutefois, Stallman fut vite déçu par le ton et l’orientation que prit le mouvement de
contestation. Comme pour d’autres membres du Science Honors Program, il voyait surtout les
manifestations de fin de semaine à Columbia comme un spectacle distrayant.
p.19Au bout du compte, il y avait pour lui autant d’irrationnel dans les forces qui menaient le
mouvement contre la guerre que dans la culture des jeunes, et ces deux mouvements en devenaient indissociables. Au lieu d’aduler les Beatles, les filles de l’âge de Stallman adorèrent soudainement
des agitateurs comme Abbie Hoffman et Jerry Rubin. Pour un jeune homme comme Stallman, qui peinait à comprendre ses pairs adolescents, il y avait de l’ironie dans des slogans tels que « faites
l’amour, pas la guerre ». Stallman ne voulait pas faire la guerre, en tout cas pas en Asie du Sud-Est et pour autant, personne ne lui demandait de faire l’amour…
p.20« Je n’aimais pas la contre-culture, se rappelle-t-il. Je n’aimais ni leur musique ni leurs
drogues – dont j’avais peur. En particulier, je n’aimais pas leur anti-intellectualisme, ni leurs préjugés contre la technologie. Après tout, j’aimais les ordinateurs. Je n’aimais pas non plus
l’anti-américanisme primaire que je rencontrais souvent. Il y avait des gens dont la pensée était si simpliste que s’ils désapprouvaient la conduite des États-Unis dans la guerre du Vietnam, ils
devaient forcément soutenir le Nord-Vietnam. J’imagine qu’il leur était impossible d’imaginer une position plus subtile. »
p.21De tels commentaires soulignent un trait essentiel pour la maturation politique de Stallman.
Pour lui, l’assurance politique était directement liée à sa confiance en soi. Jusqu’en 1970, il se sentait peu sûr de lui hors du domaine des mathématiques et des sciences. Mais c’est précisément
cette assurance toute mathématique qui lui permit d’analyser, en termes purement logiques, l’extrémisme du mouvement contre la guerre, et de lui opposer une faille de raisonnement. Bien qu’opposé à
celle du Vietnam, Stallman ne voyait en effet aucune raison de désavouer la guerre elle-même comme moyen de défense de la liberté ou de lutte contre les injustices.
p.22Dans les années 1980, un Stallman plus confiant décida de rattraper sa passivité d’autrefois en
participant à des rassemblements en faveur du droit à l’avortement, à Washington DC. « J’étais mécontent d’avoir manqué à mon devoir de protestation contre la guerre du Vietnam »,
explique-t-il.
✻✻✻
p.23En 1970, lorsqu’il partit pour Harvard, Stallman laissa derrière lui les conversations
quotidiennes à la table du dîner sur la politique ou la guerre. Rétrospectivement, il décrit le passage de l’appartement maternel de Manhattan au dortoir de Cambridge comme une « évasion ».
Il pouvait désormais se réfugier dans sa chambre à tout moment et avoir la paix. Une vision fort différente de celle de certains de ses camarades qui, l’ayant observé, avaient vu peu de signes
suggérant une expérience libératrice.
p.24 Dan Chess, l’ancien camarade de classe du SHP également
admis à Harvard, s’en souvient : « Il semblait plutôt malheureux les premiers temps. On voyait bien que l’interaction humaine lui posait de réelles difficultés, or elle était inévitable à
Harvard. C’était un endroit intensément social. »
p.25Pour faciliter la transition, Stallman se repliait sur ses domaines d’excellence : les
mathématiques et les sciences. Comme les autres anciens élèves du SHP, il réussit aisément l’examen de qualification à Math 55, le légendaire cours de type « camp d’entraînement » pour les
nouveaux étudiants en majeure de mathématiques à Harvard.
p.26Dans cette classe, ceux qui venaient du SHP formaient une équipe soudée. « Nous étions la
mafia des maths, relate Chess en riant. Harvard n’était rien, comparé au SHP ». Et pour obtenir le droit de se vanter, Stallman, Chess et les autres devaient triompher de ce cours qui promettait
l’équivalent de quatre ans de mathématiques en deux semestres, et qui favorisait les vrais passionnés.
p.27« C’était un cours extraordinaire », raconte David Harbater, ancien membre de la « mafia des maths », aujourd’hui professeur de mathématiques à l’université de Pennsylvanie. « On peut affirmer
sans crainte qu’il n’y a jamais eu de cours d’entrée d’université aussi intensif et avancé. Pour que les gens s’en rendent compte, je précise d’habitude que dès le deuxième semestre, entre autres
choses, nous discutions la géométrie différentielle des espaces de Banach. C’est là que les yeux s’écarquillent, car la plupart des gens ne commencent à en parler qu’en troisième cycle. »
p.28De soixante-quinze étudiants, la classe s’est rapidement réduite à vingt vers la fin du second
semestre. De ces vingt, raconte Harbater, « seulement dix savaient réellement ce qu’ils faisaient ». De ces dix, huit deviendraient professeurs de mathématiques, et un enseignerait la
physique. « Le dernier, conclut Harbater, était Richard Stallman. »
p.29Seth Breidbart, lui aussi vétéran du SHP et de Math
55, se souvient que même alors, Stallman se distinguait de ses collègues : « Il était étrangement pointilleux, poursuit Breidbart. En mathématiques, il y a une technique standard que tout
le monde fait de travers. C’est un abus de notation où vous devez définir une fonction, et ce que vous faites, c’est la définir et ensuite prouver qu’elle est bien définie. Sauf que la première fois
qu’il l’a faite et présentée, il a défini une relation et prouvé ensuite que c’était une fonction. C’est exactement la même preuve, mais il a utilisé la bonne terminologie, ce que personne d’autre ne
faisait. Voilà, c’était Richard tout craché. »
p.30Ce fut en Math 55 que Richard Stallman commença à cultiver sa réputation de génie. Breidbart en
convint, mais Chess, à la fibre plus compétitive, mit du temps à l’accepter. Il dit n’avoir réalisé l’éventualité que Stallman soit le meilleur mathématicien de
la classe que l’année suivante. Chess, aujourd’hui professeur de mathématiques à Hunter College, s’en souvient : « C’était pendant le cours d’Analyse réelle. Je me souviens effectivement
que, dans une démonstration sur les mesures de nombres complexes, Richard proposa une idée qui était une métaphore de l’équation différentielle. C’était la première fois que je voyais quelqu’un
résoudre un problème d’une manière originale et brillante à la fois. »
p.31Ce fut pour Chess un moment troublant. Tel un oiseau heurtant une fenêtre en plein vol, il
allait lui falloir quelque temps pour réaliser que certains niveaux d’intuition étaient tout simplement hors de sa portée.
p.32« C’est ainsi avec les mathématiques, reprend Chess.
Vous n’avez pas besoin d’être un mathématicien de haut niveau pour reconnaître un grand talent mathématique. Je savais que j’étais un bon mathématicien, mais je pouvais aussi voir que je n’occupais
pas le premier rang. Si Richard l’avait voulu, il serait devenu un mathématicien hors pair. »
✻✻✻
p.33Le succès académique de Stallman était à la mesure de son échec dans l’arène sociale. Même
lorsque les autres membres de la mafia des maths se rassemblaient pour s’attaquer aux problèmes, il préférait travailler seul. Il en allait de même pour son quotidien. Ainsi dans sa demande
d’hébergement à Harvard, Stallman avait-il été clair sur ses préférences. « J’avais écrit que je souhaitais un camarade de chambre invisible, inaudible et intangible », dit-il. Par un rare
accès de lucidité bureaucratique, l’administration de Harvard accepta sa demande en lui octroyant une chambre individuelle au cours de sa première année.
p.34Breidbart, le seul de la mafia des maths à partager
le même bâtiment que Stallman cette année-là, raconte comment ce dernier apprit lentement mais sûrement à interagir avec les autres. Il se souvient que les autres étudiants du dortoir, impressionnés
par sa logique imparable, commençaient à solliciter ses interventions lorsqu’un débat intellectuel faisait rage dans la salle à manger ou les pièces communes.
p.35« Nous avions ces discussions à bâtons rompus où nous refaisions le monde et imaginions les
conséquences d’un événement, se rappelle Breidbart. Supposons que quelqu’un découvre un sérum d’immortalité. Que faites-vous ? Qu’en seront les résultats politiques ? Si vous le donnez à
tout le monde, la planète est vite surpeuplée et l’humanité meurt. Si vous limitez le sérum, si vous décidez que seuls ceux vivant actuellement peuvent en avoir mais pas leurs enfants, alors vous
créez une inégalité de classe. Dans ce genre de discussions, Richard était simplement le meilleur pour voir les conséquences insoupçonnées de toute décision. »
p.36Stallman se rappelle fort bien ces discussions. « J’étais toujours en faveur de
l’immortalité, dit-il. De quelle autre manière pourrions-nous voir ce que sera le monde dans deux cents ans ? » Il commença d’ailleurs par curiosité à demander autour de lui ce que chacun
répondrait si l’immortalité lui était offerte. « J’ai été choqué de constater que la plupart considéraient l’immortalité comme une mauvaise chose, dit-il. Beaucoup disaient que la mort était une
bonne chose car il n’y a pas d’intérêt à vivre en état de décrépitude mais, d’un autre côté, les mêmes considéraient que le vieillissement est positif car il prépare à la mort. Aucun pourtant ne
reconnaissait le caractère circulaire de ce raisonnement. »
✻✻✻
p.37Malgré sa réputation de mathématicien et de rhéteur de premier ordre, Stallman se tenait à
l’écart des concours qui auraient définitivement confirmé son génie. Vers la fin de la première année à Harvard, Breidbart se souvient comment son
condisciple évita ostensiblement l’examen Putnam, une prestigieuse épreuve de mathématiques ouverte aux étudiants américains et canadiens. En plus de leur donner une occasion de se mesurer à leurs
pairs, Putnam était le premier instrument de recrutement dans les départements académiques de mathématiques. Selon une légende qui courait sur le campus, le meilleur score vous qualifiait
automatiquement pour l’obtention d’une bourse universitaire à l’école de votre choix, Harvard inclus.
p.38Comme le cours de Math 55, l’épreuve Putnam était impitoyable. D’une durée de six heures, en
deux volets, elle semblait clairement conçue pour séparer le bon grain de l’ivraie. Breidbart la décrit comme étant de loin la plus difficile à laquelle il ait participé. « Pour vous donner une
idée de la difficulté, commence Breidbart, la note maximale était de 120, et ma note la première année était dans les 30. Et encore, cette note était suffisamment bonne pour me classer 101e à l’échelle du pays. »
p.39Étonné que Stallman, le meilleur étudiant de la classe, ait évité ce test, Breidbart raconte
comment, avec un collègue de classe, ils le coincèrent dans la salle à manger commune pour lui demander des explications. « Il disait qu’il avait peur de ne pas bien réussir », se
souvient-il. Breidbart et son ami recopièrent de mémoire sur un bout de papier quelques-uns des problèmes posés. « Il les a tous résolus, rapporte Breidbart, et j’en étais arrivé à la conclusion
que ‘ne pas bien réussir’ signifiait pour lui finir deuxième ou se tromper quelque part. »
p.40Stallman se souvient de cet épisode un peu différemment. « Je me rappelle qu’ils m’avaient
apporté les questions, et il est possible que j’en aie résolu une, mais je suis certain de ne pas les avoir toutes résolues », dit-il.
p.41Néanmoins, Stallman confirme ce que disait Breidbart : c’est bien par peur qu’il n’avait pas passé le test. Malgré un empressement notoire à signaler les faiblesses intellectuelles de ses pairs et
professeurs en classe, Stallman haïssait et craignait la compétition directe – pourquoi alors ne pas tout simplement l’éviter ?
p.42« C’est pour cette même raison que je n’ai jamais aimé les échecs, renchérit Stallman.
Lorsque je jouais, j’étais si absorbé par la crainte de faire la moindre erreur (et de perdre) que j’en faisais des bêtises très tôt dans la partie. La crainte devenait une prophétie se réalisant
d’elle-même ». Stallman se tenait donc à l’écart des échecs.
p.43Savoir si de telles peurs ont finalement éloigné Stallman d’une carrière en mathématiques est
sans importance. À la fin de sa première année à Harvard, d’autres centres d’intérêt allaient l’éloigner de ce domaine. La programmation informatique, objet d’une fascination latente durant ses
années de collège, devenait une passion véritable. Alors que d’autres étudiants de mathématiques trouvaient un refuge occasionnel dans les cours d’art ou d’histoire, Stallman se ressourçait dans le
laboratoire de sciences informatiques.
p.44Son premier contact réel avec la programmation informatique au centre scientifique d’IBM à New York avait éveillé en lui le désir d’en apprendre plus. « Vers la fin de ma première année à Harvard, je commençais à avoir assez de courage pour aller visiter les
labos informatiques et voir ce qu’ils avaient. Je leur demandai s’ils avaient des copies supplémentaires de manuels que je pourrais lire. » Emportant ces manuels chez lui, Stallman examina les
spécifications des machines afin d’en apprendre davantage sur les différents modèles d’ordinateurs.
✻✻✻
p.45Un jour, vers la fin de sa première année universitaire, il entendit parler d’un laboratoire
spécialisé près du MIT. Celui-ci était situé au neuvième étage d’un immeuble du Tech Square : un ensemble de bureaux essentiellement commercial que le MIT avait construit en face du campus.
Selon les rumeurs, le laboratoire se consacrait à l’intelligence artificielle, une science de pointe, et s’enorgueillissait de son lot de programmes informatiques et de machines ultramodernes.
Intrigué, Stallman décida de s’y rendre.
p.46Le trajet était court, environ trois kilomètres à pied, dix minutes en train, mais comme il
allait bientôt le découvrir, le MIT et Harvard peuvent donner l’impression d’être les pôles opposés d’une même planète. Avec ses connexions labyrinthiques entre édifices, le campus de l’institut
présentait une architecture complexe contrastant avec le spacieux village colonial de Harvard.
p.47Des deux, les méandres du MIT étaient plus du goût de Stallman, comme l’était d’ailleurs le
corps étudiant : une collection de « geeks » et d’anciens lycéens inadaptés, plus connus pour leur prédilection pour les canulars.
p.48Le AI Lab, laboratoire d’intelligence artificielle du MIT, contrastait tout autant avec les
laboratoires informatiques de Harvard. Nul gardien ni liste d’attente pour l’accès aux terminaux, et nulle atmosphère feutrée semblant dire : « regardez, mais ne touchez pas. »
p.49Au lieu de cela, Stallman trouva une collection de terminaux ouverts et de bras robotiques,
vraisemblablement les artefacts de quelque expérience en intelligence artificielle. Lorsqu’il rencontra un employé du laboratoire, il demanda s’il y avait des manuels supplémentaires à prêter à un
étudiant curieux. « Il y en avait, mais beaucoup de choses n’étaient pas documentées, se souvient Stallman. C’étaient des hackers après tout », ajoute-t-il amusé, en référence à cette
tendance qu’ont les hackers de passer à de nouveaux projets sans prendre le temps de documenter les anciens.
p.50Stallman repartit avec bien plus qu’un manuel : un emploi. Son premier projet consistait à
écrire un simulateur de PDP-11 pouvant tourner sur un PDP-10. Il revint au AI Lab la semaine suivante, s’accapara un terminal disponible et commença à écrire le code.
p.51Rétrospectivement, Stallman ne note rien d’inhabituel à la bonne volonté dont fit preuve le AI
Lab en acceptant un novice au premier coup d’œil. « C’était comme ça à cette époque, dit-il. C’est toujours comme ça aujourd’hui. J’embauche volontiers quelqu’un quand je le rencontre et que je
vois qu’il est bon. Pourquoi attendre ? Les gens étouffants, qui insistent pour mettre de la bureaucratie partout, n’ont rien compris. Si une personne est compétente, elle ne devrait pas avoir à
passer par un long et fastidieux processus d’embauche. Elle devrait être assise à un ordinateur en train d’écrire du code informatique. »
p.52Pour un avant-goût de ce qu’il appelait la « bureaucratie étouffante », Stallman
n’avait eu qu’à visiter les laboratoires informatiques de Harvard. L’accès aux terminaux y était attribué au compte-gouttes selon le rang académique. En tant qu’étudiant de premier cycle, il devait
parfois attendre jusqu’à quatre heures. Une formalité supportable en soi, mais frustrante dans son principe. Faire le pied de grue pour un terminal public, tout en sachant qu’une demi-douzaine de
machines étaient inutilisées dans les bureaux fermés à clé des professeurs, paraissait le comble de l’absurde. Même si Stallman continuait à se rendre occasionnellement dans les labos informatiques
de Harvard, il préférait la politique plus égalitaire du AI Lab au MIT. « C’était une bouffée d’oxygène, dit-il. Ici, les gens semblaient davantage préoccupés par le travail que par le
statut. »
✻✻✻
p.53Stallman apprit rapidement que la politique du premier venu, premier servi du AI Lab était due
aux efforts de quelques personnes vigilantes. La plupart d’entre elles venaient du projet MAC, le programme de recherche subventionné par le Département de la Défense qui avait donné naissance au tout premier système d’exploitation à temps partagé.
D’autres étaient déjà des légendes dans le monde de l’informatique, à commencer par Richard Greenblatt, l’expert maison en langage Lisp et auteur de MacHack, le programme de jeu d’échecs ayant humilié Hubert Dreyfus, un détracteur de l’intelligence artificielle. Il y avait aussi Gerald Sussman, l’auteur du programme robotique HACKER pour la résolution de problèmes et la planification. Et il y avait
Bill Gosper, le génie de la maison en mathématiques, alors plongé dans un marathon de programmation qui dura dix-huit mois, motivé par les implications
philosophiques du jeu LIFE (« jeu de la vie »).
p.54Les membres de ce groupe soudé se disaient « hackers ». Avec le temps, ils étendirent
cet attribut à Stallman et lui inculquèrent la déontologie traditionnelle de « l’éthique hacker ». Dans leur soif d’explorer les limites de ce qu’ils pouvaient faire faire à un ordinateur,
les hackers pouvaient rester assis devant un terminal trente-six heures durant si le défi leur semblait en valoir la chandelle. Cela signifiait avoir accès à tout moment à un ordinateur (si personne
d’autre ne l’utilisait) ainsi qu’aux informations qui permettaient de l’utiliser.
p.55Les hackers parlaient ouvertement de changer le monde par les logiciels, et Stallman hérita ce
dédain instinctif du hacker pour tout obstacle empêchant la réalisation de cette noble cause. Les trois principales barrières identifiées étaient les logiciels de piètre qualité, la bureaucratie
universitaire et l’égoïsme.
p.56Stallman devint familier du folklore des hackers et des histoires où s’illustrait leur
créativité, notamment pour contourner les obstacles. Cela incluait les nombreuses techniques de « libération » des terminaux séquestrés dans les bureaux des professeurs. Contrairement à
leurs homologues gâtés de Harvard, les professeurs du MIT disposaient d’un nombre limité de terminaux et avaient la sagesse de ne pas en disposer comme d’une propriété privée. Si quelqu’un enfermait
par erreur un terminal la nuit, les hackers étaient prompts à en « libérer » l’accès – et à faire quelque remontrance à celui qui avait ainsi lésé la communauté. Certains se livraient ainsi
au crochetage de serrure (le « hack de verrou »), d’autres en ôtaient quelques dalles du plafond et escaladaient le mur. Au neuvième étage, certains faisaient de la spéléologie dans les
faux plafonds où passait le câblage informatique. « On m’avait même montré un petit chariot muni d’un lourd cylindre de métal qui avait servi à enfoncer la porte d’un des bureaux des
professeurs », raconte Stallman. Cela dit, Gerald Sussman, membre du MIT et hacker qui travailla au AI Lab avant Stallman, conteste cette histoire.
Selon lui, les hackers n’enfonçaient pas de portes.
p.57Avec obstination, ils veillaient à ce que le travail au laboratoire ne soit pas gêné par les
demandes des professeurs. Ils tenaient compte des besoins de chacun en insistant pour que cela ne gêne personne d’autre. Par exemple, si un professeur souhaitait protéger du vol l’un de ses objets,
il s’entendait répondre : « Personne ne fera d’objection à ce que vous fermiez votre bureau à clef – quoique cela manque de convivialité – tant que vous n’y enfermez pas le terminal du
laboratoire. »
p.58Même si, au AI Lab, la population universitaire surpassait largement en nombre celle des
hackers, ces derniers faisaient prévaloir leur éthique. Et pour cause : n’étaient-ils pas en effet ces employés et étudiants qui avaient conçu et construit les pièces d’ordinateurs, et écrit
quasi tous les programmes utilisés au laboratoire ? N’étaient-ils pas ceux qui faisaient tourner l’ensemble ?
p.59Leur travail était essentiel et ils refusaient la moindre pression. Travaillant aussi bien sur
des projets personnels qu’à la demande des utilisateurs, ils passaient le plus clair de leur temps à optimiser toujours plus les machines et les logiciels – y compris dans le cadre de leurs propres
projets. Comme ces jeunes fous de mécanique automobile (hot-rodders), ils voyaient dans le bricolage de ces machines une fin en soi.
✻✻✻
p.60Le système d’exploitation pilotant l’ordinateur central PDP-10 du
labo était l’expression la plus manifeste de cette passion. Conçu et nommé en réaction au CTSS, le système originel du projet MAC, l’ITS, abréviation de Incompatible Time Sharing System, intégrait l’éthique hacker dans sa conception même.
p.61À cette époque, le CTSS était jugé trop restrictif dans sa conception, car il limitait la
possibilité pour le programmeur de modifier et d’améliorer, si nécessaire, l’architecture interne du logiciel.
p.62Selon la légende, la création de l’ITS avait aussi une visée politique. Alors que le CTSS était conçu pour l’IBM 7094, l’ITS était compilé spécifiquement pour le PDP-6. En laissant les hackers programmer le système, l’administration du AI Lab garantissait qu’ils
seraient seuls à pouvoir l’utiliser aisément. Dans le monde de la recherche universitaire, féodal sous certains aspects, la manœuvre fut une réussite. Bien que le PDP-6 fût la propriété commune de
plusieurs départements, les chercheurs du AI Lab furent bientôt les seuls à l’exploiter. Avec l’ITS sur le PDP-6, le laboratoire put afficher son indépendance vis-à-vis du projet MAC juste avant
l’arrivée de Stallman.
p.63En 1971, l’ITS fut migré sur le PDP-10, nouveau mais compatible, laissant au PDP-6 certaines
applications autonomes annexes. Le PDP-10 avait une très grande capacité de mémoire pour l’époque, l’équivalent d’un méga-octet, ce qui fut doublé à la fin des années 1970. Du côté du projet MAC, on avait acheté deux autres PDP-10 et installé ces derniers au neuvième étage. L’ITS tournait sur les trois machines.
p.64Ces machines furent en outre améliorées par les hackers spécialisés dans le matériel
informatique. Ils implémentèrent notamment le système de mémoire virtuelle paginée – qui allait permettre au PDP-10 de s’affranchir de certaines limitations matérielles de
mémoire.
p.65En tant qu’apprenti hacker, Stallman s’enticha rapidement de l’ITS. Bien qu’inaccessible au
commun des non-hackers, le système affichait insolemment des caractéristiques que la plupart de ses équivalents commerciaux n’offriraient pas avant au moins une décennie : le multitâche, le
lancement du débogueur dès l’exécution des programmes, ou encore l’édition en mode multiligne plein-écran.
p.66« L’ITS avait un mécanisme interne très élégant permettant à un programme d’en examiner un
autre, se souvient Stallman. Vous pouviez analyser tous les états d’un autre programme d’une manière propre et bien détaillée ». Des possibilités non seulement très pratiques pour le débogage,
mais qui permettaient aussi à des programmes d’en contrôler, démarrer ou stopper d’autres.
p.67Autre fonction appréciée, la possibilité pour un programme de geler, entre deux instructions, la
tâche d’un autre. Sur d’autres systèmes d’exploitation, une opération semblable aurait pu provoquer un arrêt du programme au beau milieu d’un appel système, avec un état interne impossible à
connaître pour l’utilisateur et dénué d’une signification déterminée. Grâce à l’ITS, le contrôle des opérations étape par étape devenait fiable et cohérent.
p.68« Si vous disiez ‘arrête le travail’, le programme s’arrêtait toujours en mode utilisateur.
Il s’arrêtait entre deux instructions sur ce mode, et tout le travail était ordonné jusqu’à ce point-là, raconte Stallman. Si vous disiez ‘reprends le travail’, il continuait proprement. En plus, si
vous aviez à changer l’état (explicitement visible) de la tâche avant de la relancer, tout restait cohérent. Il n’y avait d’état caché nulle part. »
✻✻✻
p.69Dès septembre 1971, le hacking au AI Lab du MIT était
devenu une activité régulière dans l’agenda hebdomadaire de Stallman. Du dimanche au vendredi, il était à Harvard ; dès le vendredi après-midi, il prenait le métro vers le MIT pour y passer le
week-end. Il s’arrangeait pour être sûr d’arriver avant le départ de la traditionnelle excursion du dîner. Rejoignant cinq ou six autres hackers dans leur quête nocturne de nourriture chinoise, il
sautait à bord d’une vieille voiture pour passer le pont de Harvard en direction de Boston, non loin de là. Pendant les deux heures suivantes, lui et ses collègues discutaient de tout, passant de
l’ITS à la logique interne de la langue chinoise et de son système d’idéogrammes. Après le dîner, le groupe s’en retournait au MIT et programmait jusqu’à l’aurore, ou décidait de retourner à
Chinatown vers trois heures du matin.
p.70Stallman passait parfois toute la matinée du samedi à programmer ou dormir sur un canapé. Au
réveil, il se remettait au travail ou retournait à un restaurant chinois, avant de rentrer à Harvard. Il lui arrivait de rester jusqu’au dimanche. Ces délicieux repas lui permettaient de pallier la
médiocrité de ceux servis aux cantines de Harvard, où il ne trouvait en moyenne comestible qu’un repas par jour – il n’y appréciait pas les petits déjeuners, de surcroît à un moment de la journée où
il sommeillait.
p.71Pour l’excentrique marginal fréquentant peu ses condisciples, c’était une expérience grisante
que de soudainement flâner avec des gens partageant sa prédilection pour les ordinateurs, la science-fiction et la nourriture chinoise. Quinze ans après, lors d’un discours à l’Institut Technique
Royal de Suède, Stallman se remémore l’époque avec nostalgie : « Je me souviens des levers de soleil, qu’on admirait depuis la voiture en revenant de Chinatown. C’était magnifique à voir,
c’est un moment si calme dans la journée. L’instant est merveilleux pour se préparer au coucher. C’est si bon de rentrer chez soi au petit matin et d’entendre le chant des oiseaux. On se sent
profondément serein, content du travail de la nuit. »
✻✻✻
p.72Plus Stallman fréquentait les hackers, plus il faisait sienne leur vision du monde. Lui-même
grand défenseur de la liberté individuelle, il commença à y mêler le sens d’une responsabilité envers la communauté. Lorsque les autres violaient le code commun, Stallman n’hésitait pas à le faire
observer. Moins d’un an après sa première visite, il faisait déjà partie de ceux qui « libéraient » les terminaux appartenant à l’ensemble du laboratoire.
p.73Stallman ajouta même sa touche personnelle à cet art. La méthode classique lui paraissait trop
difficile. Une autre méthode consistait à faire coulisser les dalles du plafond afin de
franchir le mur. Cela fonctionnait parfaitement (tant qu’il y avait un bureau à l’intérieur sur lequel prendre appui), avec toutefois le très désagréable inconvénient de se trouver rapidement couvert
de fibres de verre irritantes.
p.74Stallman y remédia. Au lieu de passer une tige sous la porte, pourquoi ne pas la glisser entre
les deux panneaux au-dessus du montant de la porte ? Il essaya et, à la place du fil de fer, il laissa pendre une longue boucle de ruban magnétique en « U » terminée par un morceau de
ruban adhésif, face collante vers le haut. En la glissant par-dessus la porte et en l’agitant jusqu’à ceinturer la poignée, il n’avait plus qu’à remonter le ruban jusqu’à ce que l’adhésif prenne. Il
tirait ensuite sur l’une des extrémités pour faire tourner la poignée. Comme on pouvait s’y attendre, la porte s’ouvrait. Il avait ainsi donné sa touche personnelle à l’art d’ouvrir des portes
closes. « Parfois vous deviez frapper la porte du pied après avoir tourné la poignée, ajoute-t-il, se souvenant du petit défaut de la nouvelle méthode. Il fallait un bon sens de l’équilibre pour
réussir ce geste tout en se tenant debout sur une chaise posée sur un bureau. »
p.75Ces exemples montrent simplement que Stallman se sentait prêt à parler et agir pour défendre ses
convictions politiques. La culture de l’action directe qui régnait au AI Lab l’avait suffisamment inspiré pour effacer en lui toute trace de la passivité de son adolescence. Ouvrir un bureau pour
libérer un terminal n’était pas la même chose que de participer à une manifestation, mais d’une certaine manière, c’était bien plus efficace : cela résolvait les problèmes dans l’instant.
✻✻✻
p.76Pendant ses dernières années à Harvard, Stallman commença à y appliquer les leçons fantasques et
irrévérencieuses apprises au AI Lab. « Vous a-t-il raconté l’histoire du serpent ? demande sa mère. Lui et ses compères de dortoir avaient soumis la candidature d’un serpent pour des
élections étudiantes. Apparemment, le serpent a obtenu un nombre considérable de votes. »
p.77Stallman se rappelle que le serpent avait attiré un nombre significatif de votes, principalement
parce qu’il portait le même nom de famille que son propriétaire. « Les gens croyaient sans doute voter pour son maître, dit Stallman. Nos affiches de campagne disaient que le serpent ‘rampait vers’
son siège. Nous disions aussi que c’était un candidat at large (c’est-à-dire sans district, mais aussi, pour un criminel, ‘en fuite’) puisqu’il avait grimpé
dans le mur par une bouche de ventilation quelques semaines auparavant, et que personne ne savait où il se trouvait. » Stallman et ses amis nominèrent aussi le fils du concierge, alors âgé de
trois ans. « Son principal slogan de campagne électorale était la retraite obligatoire à l’âge de sept ans », se souvient Stallman.
p.78Les canulars de Harvard n’étaient rien en comparaison des faux candidats du campus du MIT. L’une
des plus belles réussites fut un chat dénommé Woodstock qui dépassa en votes tous les candidats humains au cours d’un scrutin à l’échelle du campus. « Ils n’ont jamais annoncé combien de votes
Woodstock avait obtenu, et les ont traités comme nuls, se souvient Stallman. Mais le grand nombre de votes nuls suggérait que le chat avait réellement gagné. Deux ou trois ans plus tard, une voiture
a écrasé Woodstock de manière suspecte. Personne ne sait si le conducteur travaillait pour l’administration du MIT ». Stallman précise ne pas avoir participé à la candidature de Woodstock,
« mais j’en étais admiratif », ajoute-t-il.
✻✻✻
p.79Au AI Lab, les activités politiques de Stallman avaient une tonalité plus tranchante. Pendant
les années 1970, les hackers devaient affronter les mises en cause régulières des membres de la faculté et de ses administrateurs. Ces derniers voulaient mettre fin à l’ITS
et à son fonctionnement à la mode hacker. L’ITS permettait en effet à quiconque de s’installer derrière un terminal et de faire ce qu’il voulait, y compris ordonner l’arrêt du système cinq minutes
plus tard. Et si l’arrêt du système était demandé sans bonne raison, un autre hacker pouvait en annuler la commande.
p.80Or, au milieu de la décennie, de plus en plus d’enseignants (surtout ceux qui n’avaient pas
baigné dans la culture du MIT) demandèrent un système de fichiers sécurisé pour protéger l’accès à leurs données. Comme d’autres systèmes d’exploitation présentaient cette fonctionnalité, ces
utilisateurs avaient pris l’habitude de vivre avec le sentiment qu’ils étaient protégés contre quelque chose de dangereux.
p.81Malgré tout, sur l’insistance de Stallman et des autres hackers, le AI Lab demeura
provisoirement une zone franche. Stallman opposait des arguments d’ordre à la fois éthique et pratique à ces exigences sécuritaires. Sur le plan éthique, il en appelait à la tradition d’ouverture et
de confiance intellectuelle qui étaient la marque du AI Lab. Sur le plan pratique, il faisait valoir que la structure interne de l’ITS était construite de manière à encourager le hacking et la
coopération, plutôt que sur la volonté de contrôler les utilisateurs. Toute tentative d’inverser cette conception aurait demandé une restructuration majeure du système.
p.82Pour rendre quasi impossible une éventuelle refonte de l’ITS, Stallman utilisa le dernier champ
vide de chaque descripteur de fichier pour y implémenter une fonction enregistrant le dernier utilisateur ayant modifié le fichier. Cette fonction nouvelle ne laissait plus de place pour stocker
d’autres informations pour la sécurisation, et elle était si utile que personne ne pouvait sérieusement en proposer la suppression.
p.83« Les hackers qui avaient écrit l’ITS avaient décidé qu’après
tout, la protection des fichiers n’était habituellement utilisée que par un soi-disant administrateur système désireux de s’arroger du pouvoir sur tous les autres, expliqua Stallman par la suite. Or
les hackers ne voulaient pas que quelqu’un ait un tel pouvoir sur eux. Ils n’ont donc pas implémenté de fonctions de ce type. Il en résultait que, peu importe ce qui pouvait se casser dans le
système, vous pouviez toujours le réparer puisqu’aucun contrôle d’accès n’était en place. »
p.84Grâce à leur vigilance, les hackers parvinrent à préserver les machines du AI Lab des artifices
de la sécurisation. Non loin de là, dans un groupe du laboratoire de sciences informatiques (Laboratory for Computer Science – LCS) du MIT, l’esprit sécuritaire
des enseignants gagna cependant la partie. Le groupe de recherche sur la modélisation dynamique y installa son premier système basé sur mot de passe en 1977.
p.85Là encore, Stallman prit sur lui de corriger ce qu’il considérait comme un relâchement éthique.
Accédant au code source qui contrôlait le système de mots de passe, il y intégra un programme qui déchiffrait les mots de passe chiffrés que le système enregistrait. Il se lança ensuite dans une
campagne par e-mail enjoignant les utilisateurs de n’enregistrer qu’un retour chariot en guise de mot de passe. Ainsi, si un utilisateur utilisait starfish, il
recevait ce message : « Je vois que vous avez choisi le mot de passe ‘starfish’. Je vous suggère d’utiliser le mot de passe ‘Entrée’. Plus facile à taper, il réfute le caractère illusoire
des mots de passe et de la sécurité. »
p.86Les usagers qui se servaient du retour chariot – c’est-à-dire ceux qui appuyaient sur la touche
« Entrée » et saisissaient en fait une chaîne de caractères vide – laissaient leur compte accessible à quiconque, exactement comme cela avait été le cas peu auparavant. Et c’était bien là la
logique : en refusant de fermer le verrou flambant neuf de leur compte, ces utilisateurs discréditaient l’idée même de verrou. Ils savaient que la faiblesse de cette sécurisation n’aurait pas
arrêté de vrais intrus. En outre, peu importait : pourquoi s’inquiéter d’éventuels intrus ? Qui aurait voulu faire intrusion de toute façon ? Tous ceux qui venaient ne voulaient que
visiter.
p.87Lors d’une entrevue en 1984 pour le livre Hackers,
Stallman note avec fierté qu’un cinquième des employés du LCS acceptèrent cet argument et employèrent la chaîne de caractères vide comme mot de passe. Cette campagne finit pourtant par être mise en échec et au début des années 1980, même les machines du AI Lab avaient été dotées de
systèmes de sécurité.
p.88Cet épisode constitua une étape importante pour Stallman. Dans cette opposition à la sécurité
informatique, il faisait appel aux idées qui avaient façonné son passé : la soif de connaissances, le mépris de l’autorité et des préjugés, et la frustration devant l’existence de règles
secrètes excluant certaines personnes. Mais il exprimait aussi les principes éthiques qui allaient façonner sa vie : la responsabilité envers la communauté, la confiance, et la tendance du
hacker à agir directement.
p.89Dit en des termes communs aux programmeurs, le mot de passe vide est la version 1.0 de la vision
politique de Richard Stallman – incomplète par endroits mais mûre en grande partie.
p.90Avec le recul, Stallman hésite à donner trop de signification à un événement survenu si tôt dans
sa carrière de hacker. « Au début, beaucoup de gens partageaient mon sentiment, dit-il. Le grand nombre de personnes ayant adopté la chaîne de caractères vide comme mot de passe tend à prouver
que beaucoup pensaient que c’était la meilleure chose à faire. J’étais simplement enclin à militer sur ce point. »
p.91Quoi qu’il en soit, Stallman dit que c’est au AI Lab que son esprit activiste s’est éveillé.
Adolescent, il avait observé les événements politiques sans vraiment savoir ce qu’il pouvait faire ou en dire d’important. Jeune adulte, il s’exprimait sur des domaines où il se sentait très sûr de
lui, tels que la conception logicielle, la responsabilité envers la communauté, et la liberté individuelle.
p.92« J’ai rejoint cette communauté dont le style de vie impliquait le respect de la liberté
d’autrui, dit-il. J’ai compris assez vite que c’était une bonne chose. Il m’aura fallu plus de temps pour réaliser qu’il y avait là un enjeu moral. »
✻✻✻
p.93Faire du hacking au AI Lab ne fut pas la seule activité
qui lui permit de gagner en confiance. Au début de sa première année à Harvard, Stallman avait rejoint les rangs d’un groupe spécialisé dans les danses folkloriques internationales, au sein de
Currier House. Il ne comptait aucunement danser jusqu’à ce qu’un ami lui fasse remarquer : « Comment peux-tu savoir que tu ne peux pas si tu n’as jamais essayé ? » À son grand
étonnement, Stallman était assez doué pour la danse et y prit plaisir. Ce qui avait commencé comme une expérience finit par devenir une autre passion, avec le hacking et les études. Ce fut aussi, occasionnellement, un moyen de rencontrer des filles, même s’il n’engagea pas de relation au cours de sa carrière universitaire.
p.94En dansant, Stallman ne se sentait plus cet enfant de dix ans maladroit dont le manque de
coordination motrice avait rendu frustrants ses essais au football américain. Il se sentait confiant, agile et vivant. Au début des années 1980, il alla même plus loin et rejoignit le MIT Folk Dance Performing Group. Revêtu de l’habit traditionnel des paysans des Balkans, il prit plaisir à danser devant les spectateurs et se découvrit une aptitude à la
scène qui l’aida plus tard à s’exprimer en public.
p.95La danse et la programmation (hacking), sans réellement
améliorer son aisance sociale, devaient malgré tout l’aider à surmonter le sentiment d’exclusion qui avait assombri sa vie pré-Harvardienne.
✻✻✻
p.96En 1977, alors qu’il assistait pour la première fois à une convention sur la science-fiction, il
rencontra Nancy, une femme qui faisait de la calligraphie à la demande sur des badges. Fébrile, Stallman en commanda un avec l’inscription « Destituons Dieu » (Impeach God).
p.97Pour lui, le message était à plusieurs niveaux. Athée depuis toujours, Stallman y vit
l’ouverture d’un « deuxième front » dans le débat religieux en cours. « À l’époque, la question qui préoccupait tout le monde était de savoir si un dieu existait vraiment, se
souvient-il. ‘Destituons Dieu’ abordait le problème sous un angle complètement différent. Si un dieu était si puissant qu’il ait créé le monde, mais qu’ensuite il ne fasse rien pour y corriger les
problèmes, à quoi bon l’adorer ? Ne serait-il pas plus juste de le juger ? »
p.98À un autre niveau, Stallman faisait référence au scandale du Watergate des années 1970, qui
comparait effectivement Nixon à une divinité tyrannique. Ce scandale affectait
profondément Stallman.
p.99Enfant, il avait grandi en détestant l’autorité. Adulte, il voyait sa défiance consolidée par la
culture du AI Lab. Pour eux, le Watergate n’était qu’une illustration shakespearienne des luttes de pouvoir quotidiennes qui rendaient la vie si difficile à ceux qui ne bénéficiaient d’aucun
privilège. Une parabole démesurée illustrant ce qui arrivait quand le peuple échangeait liberté et ouverture contre sécurité et confort.
p.100Porté par une confiance en lui plus affirmée, Stallman arborait le badge avec fierté. Les
gens assez curieux pour le questionner sur le sujet recevaient un laïus bien préparé : « Mon nom est Jéhovah, disait-il. J’ai un plan secret pour mettre fin à l’injustice et à la
souffrance, mais pour des raisons de sécurité divine, je ne peux rien vous en dévoiler. J’en ai une vision globale, mais pas vous. Vous savez que je suis bon parce que je vous l’ai dit. Donc placez
votre foi en moi et obéissez-moi sans vous poser de question. Sinon, cela veut dire que vous êtes mauvais, aussi vous mettrai-je sur la liste de mes ennemis et vous jetterai-je dans une fosse où
l’Infernal Revenue Service vous fera subir un
contrôle fiscal tous les ans pour l’éternité. »
p.101Ceux qui interprétaient ce petit discours comme une parodie littérale des audiences du
Watergate ne comprenaient que la moitié du message. Pour Stallman, seuls ses camarades hackers semblaient comprendre l’autre moitié. Cent ans après que Lord Acton eut averti que le pouvoir absolu corrompait absolument, les Américains semblaient avoir oublié le fondement de son
truisme : le pouvoir, lui-même, corrompt.
p.102Plutôt que souligner de multiples exemples de corruption mineurs, Stallman préférait
s’indigner d’un système entier qui, de façon inhérente, faisait confiance au pouvoir.
p.103« Je me suis demandé : pourquoi m’arrêter au menu fretin ?, dit-il, se
souvenant du badge et de son message. Si nous y allons contre Nixon, pourquoi ne pas y aller contre Mr. Big ? Telles que je vois les choses, tout être ayant du pouvoir et qui en abuse, mérite qu’il lui soit retiré. »