p.1La mère de Richard Stallman, Alice Lippman, se souvient
encore du moment où elle s’est rendu compte du don particulier de son fils. « Il devait avoir huit ans », se souvient-elle. C’était en 1961, un après-midi de fin de semaine.
p.2Mme Lippman, jeune mère célibataire récemment divorcée, passait le temps dans le minuscule
deux-pièces familial, dans l’ouest de Manhattan. Feuilletant un exemplaire du magazine Scientific American, elle tomba sur sa rubrique préférée, les « Jeux
mathématiques » de Martin Gardner. Alors professeur d’arts intérimaire, elle aimait la gymnastique intellectuelle que procurait cette lecture.
p.3Voyant son fils à ses côtés, déjà absorbé dans un livre, elle décida de s’essayer au problème de la
semaine. « Je n’étais pas vraiment douée pour les casse-têtes, avoue-t-elle. Mais en tant qu’artiste, ce genre d’activité m’aidait à franchir certaines barrières conceptuelles ». Or cette
fois-là, Alice Lippman eut l’impression de se heurter à un mur de briques. Dépitée, elle s’apprêtait à jeter le magazine, lorsqu’elle sentit qu’on la tirait gentiment par la manche.
p.4« C’était Richard, se souvient-elle. Il voulait savoir si j’avais besoin d’aide. »
Regardant tour à tour son fils et le magazine, elle accueillit tout d’abord l’offre avec un certain scepticisme. « J’ai demandé à Richard s’il avait lu le magazine, dit-elle, et il m’a répondu
que non seulement il l’avait lu, mais qu’il avait même résolu le problème. Et il a enchaîné en m’expliquant la solution. »
p.5Face à la logique mise en œuvre par son fils, Mme Lippman passe rapidement du scepticisme à
l’incrédulité. « Certes, j’avais toujours su que c’était un garçon brillant. Mais c’était la première fois que j’avais un indice clair de son degré d’avancement intellectuel. »
p.6Trente ans plus tard, Mme Lippman s’amuse encore d’un tel souvenir : « Pour vous dire la
vérité, je ne crois pas que j’aie jamais compris comment résoudre le casse-tête, dit-elle. Je me rappelle juste que je n’en revenais pas qu’il ait trouvé la solution ».
p.7Assise dans la salle à manger de son deuxième et spacieux appartement à Manhattan – dans lequel elle
a emménagé avec son fils lors de son deuxième mariage (avec feu Maurice Lippman, en 1967), Alice Lippman mêle à la fierté typique d’une mère juive un certain étonnement, lorsqu’elle se remémore les
premières années de son fils. Bien en évidence sur un buffet trône une très grande photo montrant un Stallman barbu, rayonnant dans sa toge doctorale. Le portrait éclipse toutes les autres
photographies de nièces et de neveux, mais avant que le visiteur n’ait pu en faire trop grand cas, Mme Lippman se hâte de relativiser, légèrement ironique.
p.8« Richard a insisté pour me la donner quand il a obtenu son doctorat honoris causa de l’université de Glasgow. Il m’a dit : ‘Tu sais quoi, maman ? C’est la première remise de diplôme à laquelle j’aie assisté !’ »
p.9Des commentaires imprégnés de cet humour qu’on retrouve chez tous ceux qui ont la difficile tâche
d’éduquer un enfant prodige. Soyez-en sûrs, pour chaque anecdote qu’Alice Lippman lit ou entend concernant l’obstination de son fils et son étrange comportement, elle pourrait en raconter une
douzaine d’autres.
p.10« Il était si conservateur ! s’exclame-t-elle, levant les mains au ciel dans un accès
de fausse exaspération. C’est à cette table que nous avions nos pires disputes. Lorsque j’ai fait grève avec d’autres pour former le premier syndicat d’instituteurs de l’école publique, Richard a été
furieux contre moi. Pour lui, les syndicats étaient corrompus. Il était aussi très opposé à un système de sécurité sociale. Il pensait que les gens pouvaient gagner beaucoup plus d’argent en
investissant eux-mêmes, de leur côté… Qui aurait pensé que dix ans plus tard il serait devenu aussi idéaliste ? Je me souviens encore de sa demi-sœur me demandant: ‘Mais qu’est-ce qu’il va
devenir ? Un fasciste ?’ ».
p.11L’avis de Stallman a bien sûr radicalement changé et il dit aujourd’hui :
« Lorsque j’étais adolescent, je ne comprenais pas la plupart des difficultés auxquelles les gens étaient confrontés dans leur vie car mes problèmes étaient différents. Je n’appréciais pas la
façon dont les plus riches réduisaient les autres à la pauvreté, le seul rempart étant de nous organiser à tous les niveaux pour les en empêcher. Je ne comprenais pas à quel point il est difficile,
pour la plupart des gens, de résister à la pression sociale – celle qui incite à faire des choses stupides comme dépenser tout son argent au lieu de l’épargner – parce que j’étais à peine
conscient de cette pression. En outre, les syndicats des années 1960, à l’apogée de leur puissance, étaient parfois arrogants ou corrompus. Ils sont fort affaiblis aujourd’hui, avec pour résultat que
la croissance économique, lorsqu’elle a lieu, ne bénéficie qu’aux riches. » D’ailleurs, au sujet de la réforme du système de santé américain, sa position est au moins progressiste – voir son
appel à soutenir un système de sécurité sociale :
http://stallman.org/archives/2009-jul-oct.html#25%20October%202009.
p.12Mariée en 1948 avec Daniel Stallman, le père de
Richard, Alice Lippman divorça en 1958 – la décision de justice entérinant une garde partagée. Mère célibataire pendant près de dix ans, elle peut témoigner de l’aversion de Richard pour toute forme
d’autorité, mais aussi de son inextinguible soif de connaissance. C’est lorsque ces deux aspects se combinaient que Richard et sa mère connaissaient leurs pires affrontements.
p.13« On aurait dit qu’il ne voulait jamais manger, dit-elle en se remémorant son comportement,
de l’âge de huit ans jusqu’à son baccalauréat en 1970. Il ne m’entendait pas quand je l’appelais pour le dîner. Je devais crier neuf ou dix fois avant qu’il me prête attention. Il était complètement
absorbé. »
p.14Stallman, quant à lui, se remémore à peu près les mêmes choses, mais en y ajoutant une
connotation politique : « J’adorais lire. Si je voulais lire et que ma mère m’ordonnait d’aller manger ou dormir, je n’obéissais pas. Je ne voyais aucune raison pour qu’elle m’empêche de
lire, ou qui l’autorise à me dire ce que j’avais à faire, point. La majeure partie de ce que j’avais lu à propos de la démocratie et des libertés individuelles, je l’appliquais à moi-même. Car je ne
voyais aucune raison d’en exclure les enfants. »
p.15Cette conviction que la liberté individuelle doit primer sur l’autorité arbitraire se
manifestait aussi à l’école. À onze ans, avec deux années d’avance par rapport à ses camarades de classe, Richard Stallman subit toutes les frustrations habituelles réservées à un écolier surdoué
dans le système scolaire public américain. Peu après l’épisode de l’énigme mathématique, sa mère participa à ce qui devait être la première étape d’une longue série de rencontres avec les
professeurs.
p.16« Il refusait résolument d’écrire, dit-elle, se rappelant un ancien sujet de conflits. Je
crois que le dernier travail qu’il a rendu, avant sa dernière année de lycée, était un essai sur l’histoire du système numérique occidental, pour un professeur de quatrième. » Pour Stallman,
être obligé de choisir un thème alors que rien ne lui inspirait de réelle envie d’écrire était tout bonnement impossible, si bien qu’il faisait tout pour l’éviter.
p.17Doué pour tout ce qui exigeait un raisonnement analytique, Richard Stallman était attiré par les
mathématiques et les sciences, au détriment des autres matières. Là où certains professeurs fustigeaient l’obstination d’un esprit borné, sa mère ne voyait que de l’impatience. Selon elle, les
mathématiques et les sciences offraient tant de matière à apprendre qu’elles en occultaient totalement les autres disciplines, pour lesquelles son fils avait moins de dispositions.
p.18Quand il eut dix ou onze ans, les garçons de sa classe commencèrent à s’entraîner au football
américain. Alice Lippman se souvient que son fils rentra un jour en rage à la maison. « Il aurait tant voulu jouer ! Mais il manquait de coordination, dit-elle. Cela le mettait hors de
lui… »
p.19Cette frustration devait amener Stallman à se focaliser plus encore sur les mathématiques et les
sciences. Or, même dans ces matières, son intransigeance lui jouait des tours. Versé dans l’analyse mathématique depuis ses sept ans, Stallman ne voyait pas la nécessité de simplifier son discours
avec les adultes. Un jour, sa mère engagea un étudiant de l’université de Columbia toute proche pour jouer le rôle de grand frère. L’étudiant quitta l’appartement après la première session, et ne
revint jamais. « Je pense que Richard lui parlait de choses qui lui passaient au-dessus de la tête », dit-elle.
p.20Une des anecdotes favorites de Mme Lippman remonte au début des années 1960, peu après l’épisode
du casse-tête. Vers ses sept ans, soit deux années après le divorce et le déménagement, Richard se prit d’intérêt pour le lancement de fusées miniatures, dans le parc de Riverside Drive. Ce qui avait
commencé comme un jeu anodin prit bientôt un tout autre aspect quand le garçon commença à consigner les résultats de chaque lancement. Tout comme son intérêt pour les jeux mathématiques, ce
passe-temps n’attira guère l’attention de Mme Lippman, jusqu’au jour où elle demanda à son fils s’il voulait regarder la retransmission d’un lancement important de la NASA.
p.21« Il enrageait littéralement, dit-elle. Tout ce qu’il put dire fut : ‘Mais, je
n’ai encore rien publié’. Apparemment, il avait rédigé quelque chose qu’il voulait réellement montrer à la NASA ». Stallman, quant à lui, ne se souvient pas de l’incident et croit plus probable
que son angoisse était due au fait qu’il n’avait précisément rien à montrer.
p.22Ces anecdotes constituent un premier témoignage de l’intensité intellectuelle qui allait devenir
la marque de Stallman tout au long de sa vie. Quand les autres enfants venaient à table, Stallman restait lire dans sa chambre. Quand ils se prenaient pour Johnny Unitas, ce célèbre footballeur
américain des années 1950, Stallman jouait, lui, à l’astronaute. « J’étais bizarre, dit Stallman, résumant brièvement sa jeunesse, lors de l’interview de Michael Gross en 1999. Passé un certain âge, je n’ai plus eu que des enseignants pour amis ». Si Stallman n’avait pas
honte de ces particularités, il considérait en revanche son inaptitude sociale comme un échec. En fait, tous deux contribuèrent à son exclusion sociale.
p.23Quoique cela ouvrît la porte à de nouvelles prises de bec à l’école, Alice Lippman décida d’encourager la passion de son fils. À douze ans, Richard fréquentait des camps scientifiques l’été, et des écoles privées au cours de l’année
scolaire. Lorsqu’un enseignant lui recommanda de s’inscrire au Columbia Science Honors Program (SHP), un programme post-Spoutnik créé pour les étudiants et collégiens surdoués de la ville de New
York, Stallman élargit ses activités parascolaires et se mit à faire régulièrement la navette en métro, le samedi, jusqu’au campus de la Columbia University.
p.24Dan Chess, un ancien de ce programme, se rappelle que
Stallman semblait un peu étrange, même au milieu d’une foule d’étudiants partageant la même fascination pour les sciences et les mathématiques. « Nous étions tous des nerds et des geeks, mais il était particulièrement mal adapté, se souvient Chess, maintenant professeur de mathématiques au Hunter
College. Il était aussi incroyablement intelligent. J’ai rencontré bien des gens intelligents dans ma vie, mais je crois que c’est le plus intelligent de tous. »
p.25Seth Breidbart, qui suivait lui aussi ce programme,
abonde dans ce sens. Programmeur informatique resté en contact avec Stallman, grâce à une passion commune pour la science-fiction et les conventions afférentes, il se souvient de lui à quinze ans, la
boule à zéro, « effrayant », surtout pour un compagnon du même âge.
p.26« Je ne pourrais pas l’expliquer, dit Breidbart. Ce n’est pas qu’il était inabordable. Il
était tout simplement très sérieux. Très cultivé, mais aussi très borné, d’une certaine manière. »
p.27De telles descriptions incitent à se poser des questions : des adjectifs comme
« sérieux » et « borné » sont-ils simplement une manière de décrire des traits de personnalité qui, aujourd’hui, pourraient être vus comme des troubles comportementaux juvéniles ?
Un article de la revue Wired de décembre 2001, intitulé « The Geek Syndrome », par Steve Silberman, dresse le portrait de plusieurs enfants doués pour les sciences et atteints d’autisme de haut niveau ou du syndrome d’Asperger. À bien des égards,
les souvenirs des parents cités dans cet article présentent une similitude troublante avec ceux de Mme Lippman.
p.28Stallman lui-même s’est renseigné à ce sujet. Lors d’une entrevue pour un portrait au
Toronto Star en 2000, il a déclaré qu’il se demandait s’il n’était pas « atteint d’une forme légère d’autisme ». L’article déforma ses propos,
transformant son questionnement en certitude. Néanmoins Stallman défend une vision du logiciel libre et de la coopération sociale qui contraste vivement avec l’isolement de sa vie personnelle. Son
excentricité le rapproche de Glenn Gould, pianiste canadien brillant et grand orateur, mais terriblement seul. Stallman se considère affecté, jusqu’à un certain point, par l’autisme qui, dit-il, complique ses relations avec les gens
p.29Cette hypothèse est bien sûr facilitée par le caractère imprécis des fameux « troubles du
comportement », comme on les nomme aujourd’hui. Steve Silberman observe que les psychiatres américains n’ont que récemment accepté le syndrome d’Asperger comme terme générique, regroupant nombre
de ces traits comportementaux.
p.30Ces caractéristiques vont du manque d’habileté motrice et d’une sociabilité limitée, à une
intelligence fortement développée et à un goût prononcé voire obsessionnel pour les chiffres, les ordinateurs et autres systèmes ordonnés.
p.31« Il n’est pas impossible que j’aie été atteint d’une chose de ce genre, dit-il. D’un autre
côté, un des aspects de ce syndrome est la difficulté à suivre un rythme. Or je sais danser et j’adore même suivre les rythmes les plus complexes. Toutes ces choses sont de toute façon un peu trop
floues pour se faire une idée claire ». Stallman a également pu souffrir d’une ombre de syndrome d’Asperger, tout en restant cependant dans les limites de la normalité.
p.32Dan Chess, pour sa part, rejette toute tentative de
post-diagnostic. « Je ne l’ai jamais cru atteint d’une telle chose, dit-il. Il était juste très asocial, comme nous tous là-bas, d’ailleurs. »
p.33Mme Lippman, pour sa part, n’écarte pas une telle
possibilité. Elle se rappelle en effet de quelques histoires offrant matière à spéculation. L’un des symptômes les plus frappants de l’autisme est l’hypersensibilité aux bruits et aux couleurs. Mme
Lippman se rappelle deux anecdotes marquantes à ce sujet. « Lorsque Richard était enfant, nous l’emmenions à la plage, dit-elle. Il commençait à hurler deux ou trois pâtés de maison avant
d’atteindre le rivage. Ce n’est qu’au bout de la troisième fois que nous avons compris ce qui se passait : le bruit du ressac lui faisait mal aux oreilles. » Elle se remémore aussi une
réaction similaire, concernant la couleur : « Ma mère avait de brillants cheveux roux, et chaque fois qu’elle se penchait pour prendre Richard, il poussait un cri. »
p.34Mme Lippman dit s’être documentée ces dernières années sur l’autisme. Elle croit que ces
épisodes sont plus qu’une coïncidence. « Je sens bien que Richard possède certains traits d’un enfant autiste, dit-elle. Je regrette que l’autisme ait été si mal connu à l’époque. »
p.35Avec le temps, cependant, elle reconnaît que son fils a su s’adapter. À sept ans,
raconte-t-elle, il adorait prendre place dans le wagon de tête du métro, face à la fenêtre, traçant et mémorisant le plan labyrinthique du réseau de chemins de fer sous la ville. Un passe-temps qui
exigeait de s’accoutumer aux bruits intenses accompagnant chaque trajet en train. « Seul le bruit initial semblait l’incommoder, raconte-t-elle. C’était comme s’il était choqué par le son, puis
que ses nerfs parvenaient à s’adapter. »
p.36Le souvenir de Madame Lippman dépeint un garçon animé du même enthousiasme, de la même énergie
et de la même sociabilité que n’importe quel autre du même âge. Ce n’est qu’après une série d’événements difficiles ayant ébranlé le foyer familial que son fils devint, selon elle, introverti et
distant.
p.37Le premier de ces événements traumatiques fut le divorce d’Alice et de Daniel Stallman. Mme Lippman raconte que, bien qu’elle et son ex-mari aient tenté d’y préparer leur fils, ce choc n’en fut pas moins destructeur. « Il semblait
ne pas prêter attention à ce que nous tentions de lui expliquer, se souvient-elle. Mais la réalité l’a brutalement rattrapé lorsque nous avons emménagé, lui et moi, dans un nouvel appartement. La
première chose qu’il a dite fut : ‘Où sont les meubles de papa ?’ »
p.38La décennie suivante, Stallman allait passer la semaine chez sa mère à Manhattan, et le week-end
au domicile de son père dans le quartier du Queens. Ces allers-retours lui permirent d’observer deux styles d’éducation parentale très différents. Une expérience qui, jusqu’à présent, l’a fermement
convaincu de ne pas élever d’enfant lui-même.
p.39Sur son père, vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, décédé début 2001, Stallman oscille entre
respect et rancœur. D’un côté, il y avait l’homme moralement engagé qui allait apprendre le français pour servir les alliés lorsqu’ils combattraient les nazis en France. De l’autre, il y avait ce
père toujours inventif voire cruel pour mieux dénigrer. « Mon père avait un horrible
tempérament, dit Stallman. Il ne hurlait jamais, mais trouvait toujours le mot apte à faire mouche, à vous démolir. »
p.40Concernant la vie chez sa mère, Stallman est moins équivoque. « C’était la guerre, dit-il.
Dans ma désolation, je disais souvent : ‘Je veux rentrer chez moi’ en faisant référence à ce refuge inexistant que je n’aurais jamais. »
p.41Les premières années après le divorce, Stallman trouva calme et tranquillité chez ses
grands-parents paternels. Mais l’un décéda lorsque Stallman avait huit ans, et l’autre lorsqu’il en avait dix. La perte fut dévastatrice pour lui. « Je leur rendais visite, et je me sentais
aimé, choyé, se souvient-il. C’est le seul endroit où j’ai ressenti ça, jusqu’à mon départ pour l’université. »
p.42Mme Lippman considère le décès des grands-parents de Richard comme le deuxième événement
traumatisant. « Il en a été bouleversé, dit-elle. Il était très proche d’eux. Avant leur disparition, il était très extraverti, presqu’un meneur pour les autres enfants. Après leur mort, il est
devenu très renfermé. »
p.43Du point de vue de Stallman, ce repli sur soi était une tentative pour affronter l’angoisse de
l’adolescence. Qualifiant ces années de « pure horreur », Stallman raconte s’être senti comme un sourd perdu au milieu d’une bruyante foule de mélomanes.
p.44« J’avais souvent le sentiment de ne pas comprendre ce que les autres disaient,
poursuit-il, se souvenant de son sentiment d’exclusion. Je comprenais les mots, mais quelque chose se passait en sous-main, qui m’échappait. Je n’arrivais pas à saisir pourquoi les gens
s’intéressaient à ces choses que d’autres racontaient. »
p.45Malgré toute la souffrance engendrée, l’adolescence aura stimulé Stallman dans l’affirmation de
son individualité. À une époque où ses collègues de classe laissaient pousser leurs cheveux, Stallman préférait les siens courts. Quand tout le monde se mettait au rock’n roll, Stallman écoutait de
la musique classique. Fervent amateur de science-fiction, de la revue Mad et des programmes de nuit, Stallman avait une personnalité atypique, qui plongeait
dans l’incompréhension tant ses camarades que ses parents.
p.46« Ah les jeux de mots ! s’exclame Mme Lippman, exaspérée au souvenir de l’âge ingrat de son fils. À table, vous ne pouviez pas dire un mot sans qu’il vous le retourne sous forme de calembour. »
p.47Hors du foyer familial, Stallman réserve ses blagues aux adultes encourageant son don naturel.
L’un d’eux était moniteur au camp d’été. Il prêta à Stallman un manuel pour l’IBM 7094, au cours de sa huitième ou neuvième année. Pour un gamin fasciné par les
sciences et les chiffres, c’était un don du ciel. Bientôt, Stallman se lança dans la
rédaction, sur papier, de programmes basés sur instructions du 7094. Il n’avait pas d’ordinateur à portée de main pour les exécuter, ni la possibilité de demander à en utiliser un, mais il brûlait
d’envie d’écrire un programme – n’importe quel programme. Il demanda même au moniteur de lui suggérer au hasard quelque chose à coder.
p.48Le premier ordinateur personnel ne devait apparaître qu’une décennie plus tard, Stallman avait
encore quelques années à patienter avant d’accéder à sa première machine. La chance lui sourit lors de sa dernière année de lycée. Le Centre scientifique IBM de New York, un pôle de recherche situé
en plein Manhattan, et aujourd’hui disparu, allait lui offrir la chance d’écrire son premier vrai programme. L’idée qu’il avait en tête était d’écrire un pré-processeur rajoutant la convention de
sommation en algèbre tensoriel, aux fonctionnalités du langage de programmation PL/I. « Je l’avais d’abord écrit en PL/I, puis j’ai recommencé en langage d’assembleur, après m’être aperçu que le programme PL/I compilé était trop lourd pour
l’ordinateur », se souvient-il.
p.49Après l’obtention de son diplôme de dernière année, il fut engagé par le New York Scientific
Center. Chargé d’écrire un programme d’analyse numérique en Fortran, il le boucla en quelques semaines, acquérant au passage un tel dégoût pour ce langage qu’il jura de ne plus jamais l’utiliser. Il
passa le reste de l’été à concevoir un éditeur de texte en APL (A Programming Language).
p.50Simultanément, Stallman obtint un poste d’assistant de laboratoire au département de biologie de
l’université Rockefeller. Bien qu’il s’acheminât vers une carrière liée aux mathématiques ou à la physique, son esprit analytique impressionna le directeur du laboratoire au point qu’il appela Mme
Lippman quelques années plus tard. Stallman était alors déjà parti pour l’université. « C’était le professeur de Rockefeller, dit-elle. Il voulait savoir comment Richard allait. Il fut surpris
d’apprendre qu’il travaillait dans l’informatique. Il avait toujours pensé que Richard aurait un grand avenir en tant que biologiste. »
p.51Des aptitudes qui impressionnèrent tout autant les membres de la faculté de Columbia, même
lorsque Stallman devint la cible de leur colère. « Généralement, deux ou trois fois par heure, Stallman relevait une erreur dans le cours, raconte Breidbart. Et il ne se gênait pas pour le faire savoir au professeur. Cela lui valut beaucoup de respect, mais une faible popularité. »
p.52Entendant une nouvelle fois l’anecdote de Breidbart, Stallman esquisse un sourire désabusé.
« J’ai dû être un peu crétin parfois, admet-il. Mais j’ai trouvé des amis en certains professeurs qui, eux aussi, aimaient apprendre. Contrairement à la plupart des jeunes. Ou tout du moins pas
de la même façon. »
p.53La fréquentation de jeunes surdoués le samedi devait néanmoins le pousser à reconsidérer les
mérites d’une sociabilité accrue. L’université approchant à grands pas, Stallman, comme beaucoup au Columbia Science Honors Program, réduisit sa liste de demandes d’admission à deux
institutions : Harvard et le MIT.
p.54Face au désir de son fils d’entrer dans une université prestigieuse du nord-est, Mme Lippman se
montra inquiète. Le lycéen de quinze ans avait encore de vives prises de bec avec les professeurs et l’encadrement. L’année d’avant, il avait obtenu des A en histoire américaine, en chimie, en
français et en algèbre, mais un F retentissant en anglais, conséquence de son boycott continu des devoirs écrits. De tels couacs donneraient lieu à quelques sourires entendus au MIT, mais ne seraient
pas tolérés à Harvard.
p.55Lorsque son fils fut en première, Mme Lippman prit
rendez-vous avec un thérapeute. Ce dernier fit tout de suite part de son inquiétude face au refus de Stallman d’écrire et à ses démêlés avec les professeurs. Le jeune homme avait certainement les
aptitudes intellectuelles pour réussir à Harvard, mais avait-il la patience de suivre des cours qui exigeaient la remise de devoirs réguliers ? Le thérapeute suggéra un galop d’essai. Si Stallman
réussissait une année entière à l’école publique de New York, incluant un cours d’anglais avec épreuve écrite obligatoire, il pourrait probablement faire de même à Harvard.
p.56Sa classe de première achevée, Stallman alla s’inscrire à un cours public d’été, dans le centre
ville, et se mit au rattrapage des cours en sciences humaines qu’il avait boudés au lycée. À l’automne, il avait rejoint le gros des lycéens new-yorkais, à l’école Louis D. Brandeis, située dans la
84e Rue. Il ne lui fut pas facile de suivre des cours faisant pâle figure face aux études du samedi à Columbia, mais Mme Lippman se souvient fièrement de la manière
dont son fils sut tenir le cap.
p.57« Il a dû courber l’échine jusqu’à un certain point, mais il l’a fait, dit-elle. Je n’ai
été convoquée qu’une seule fois, ce qui tenait du miracle. C’était le professeur de mathématiques. Richard avait interrompu sa leçon. Comme je lui demandais comment il s’y était pris, il me répondit
que mon fils l’avait accusé d’utiliser une fausse preuve. ‘D’accord, mais avait-il raison ?’ ai-je demandé. L’enseignant me répondit : ‘Oui, mais
je ne peux pas le dire en classe. Les autres élèves ne comprendraient pas’. »
p.58À la fin de son premier semestre au lycée, les choses se mirent en place. Un score de 96 en
anglais fit oublier les stigmates du 60 obtenu deux ans auparavant. Pour faire bonne mesure, Stallman confirma avec d’excellentes notes en histoire américaine, mathématiques avancées, et
microbiologie. La cerise sur le gâteau fut une note de 100 en physique. Toujours exclu socialement, Stallman termina ses dix mois à Brandeis à la 4e place d’un cours de
789 élèves.
p.59En dehors des cours, Stallman poursuivait ses études avec encore plus de diligence, courant
remplir ses fonctions d’assistant laborantin à l’université Rockefeller la semaine, et esquivant les manifestations contre la guerre du Vietnam pour aller à Columbia le samedi. C’est là-bas, alors
que les autres étudiants du Science Honors Program étaient assis pour discuter de leurs choix d’université juste avant le début de la classe, que Stallman énonça le sien.
p.60Breidbart s’en souvient : « La plupart des
étudiants choisissaient Harvard ou le MIT, bien sûr, mais quelques-uns se tournaient vers les autres universités du nord-est des États-Unis. Alors que la conversation faisait le tour de la classe, il
devint évident que Richard n’avait toujours rien dit. Je ne sais plus qui, mais quelqu’un a eu le courage de lui demander ce qu’il pensait faire. »
p.61Trente ans plus tard, Breidbart garde un clair souvenir de cet instant. Dès que Stallman annonça
qu’il irait lui aussi à Harvard à l’automne, un silence embarrassé envahit la salle. Pour toute réplique, Stallman esquissa un sourire d’autosatisfaction.
p.62Breidbart de conclure : « C’était sa façon silencieuse de dire : ‘Eh non. Vous n’êtes
pas encore débarrassés de moi.’ »