Richard Stallman et la révolution du logiciel libre - Une biographie autorisée
Chapitre
8
Sur scène avec Saint Ignucius
2009-11-25 / 2010-01-17


Au beau milieu des collines poussiéreuses qui surplombent la ville de Kihei à Hawaï, un bâtiment de plain-pied abrite le centre de calcul de haute performance de Maui, ou MHPCC (Maui High Performance Computing Center). Entre ce paysage hors de prix et les habitations luxueuses du Silversword Golf Course, le centre fait d’abord penser à une énième gabegie scientifico-financière. Loin des confinements étroits de Tech Square, ou encore d’une vaste métropole de recherche comme Argonne dans l’Illinois, ou Los Alamos au Nouveau Mexique, le Centre de calcul semble accueillir des scientifiques plus soucieux de leur bronzage que de leurs recherches post-doctorales.
Une image partiellement fausse. Bien que les chercheurs du centre profitent effectivement des distractions locales, ils n’en prennent pas moins leur travail très au sérieux. Selon Top500.org, un site web qui référence les plus puissants supercalculateurs de la planète, la machine IBM SP Power3 détenue par le MHPCC s’adjuge le score de 837 milliards d’opérations à virgule flottante par seconde (FLOP), entrant de fait dans le top 25 des ordinateurs les plus puissants du monde. Propriété détenue en commun par l’Université de Hawaï et de l’U.S. Air Force, la machine répartit ses cycles de calcul entre de nombreuses et lourdes tâches, liées à la logistique militaire et à la recherche physique dans les hautes températures.
Bref, le MHPCC est un lieu unique, où la sophistication du génie scientifique et la traditionnelle affabilité des îles hawaïennes cohabitent dans un calme équilibre culturel. En 2000, le site web du centre résume tout d’un seul slogan : « Calculer au paradis. »
Pas vraiment le type d’endroit où l’on s’attend à trouver Richard Stallman. Admirant la magnifique vue de la passe de Maui à travers la fenêtre du bureau d’un membre de l’équipe, l’homme murmure une brève critique : « Trop de soleil ». Reste que, en tant qu’émissaire faisant le voyage entre deux paradis de l’informatique, Stallman a un message à faire passer, même si cela implique d’exposer ses yeux de hacker aux douloureux rayons du soleil.
La salle de conférence est déjà bondée lorsque j’arrive pour assister au discours de Stallman. La proportion entre les deux sexes est sensiblement plus équilibrée qu’à la conférence de New York (85 % d’hommes et 15 % de femmes), mais elle reste globalement similaire. La moitié environ de l’assistance porte des pantalons de toile et des polos frappés de logos. L’autre moitié semble retournée aux sources hawaïennes. Vêtus des ostentatoires chemises à fleurs si populaires dans ce coin du monde, les visages sont bronzés à l’extrême. Les seuls indices révélant leur statut de geeks sont les gadgets : téléphones Nokia, Palm Pilots, et ordinateurs portables Sony VAIO.
Il va sans dire que Stallman, qui se tient devant cette assemblée vêtu d’un simple tee-shirt bleu, d’un baggy marron et de chaussettes blanches, fait tache. L’éclairage au néon du lieu souligne la couleur maladive de cette peau qui ne voit le soleil que rarement1. Sa barbe et ses cheveux sont tels qu’ils inonderaient de sueur le plus frais des cous hawaïens. Le mot « métropolitain » quasiment tatoué sur son front, il pourrait difficilement paraître plus étranger, même s’il le souhaitait2.
Alors que Stallman s’affaire du côté de la scène, quelques membres du public, vêtus de tee-shirts aux couleurs du Maui FreeBSD User Group (Groupe d’utilisateurs de FreeBSD de Maui) s’empressent d’installer l’équipement audio et vidéo. FreeBSD est un rejeton libre de la distribution logicielle de Berkeley (BSD), la vénérable et académique version Unix des années soixante-dix. Techniquement, FreeBSD représente un compétiteur du système d’exploitation GNU/Linux. Cela n’empêche que, dans le monde du logiciel libre, les discours de Stallman sont accueillis avec une ferveur presqu’égale à celle que rencontre le groupe Grateful Dead, et sa légendaire armée d’archivistes amateurs. En tant qu’organisateurs locaux, il échoit aux membres du MFUG de s’assurer que les collègues programmeurs à Hambourg, Mumbai, et Novosibirsk ne ratent rien des derniers trésors de sagesse de RMS.
La comparaison avec les Grateful Dead est appropriée. Stallman y recourt souvent pour décrire les possibilités commerciales inhérentes au logiciel libre. En autorisant les fans à enregistrer leurs concerts publics, le groupe est devenu plus qu’un groupe de rock ; il est devenu le centre d’une communauté tribale gravitant autour de leur musique. Au cours du temps, cette communauté est devenue si importante et dévouée, que le groupe a pu se passer de contrat avec une maison de disque, pour se financer avec les seuls tournées et concerts live. En 1994, pour sa dernière tournée, le groupe a levé 52 millions de dollars grâce aux seules entrées des représentations publiques3.
Alors que peu d’entreprises informatiques privées ont réussi à égaler un tel succès financier, la structure tribale de la communauté du logiciel libre en a amené beaucoup, au cours des années 1990, à accepter la publication du code source comme une bonne chose. En espérant pouvoir se constituer de la même façon de fidèles suites de partisans, des entreprises comme IBM, Sun Microsystems et Hewlett Packard en sont venues à accepter la lettre, sinon l’esprit, du message de Stallman.
Le chroniqueur informatique de ZDNet, Evan Leibovitch, décrit la GPL comme la « Magna Carta » des industries œuvrant dans les technologies de l’information. Selon lui, cet intérêt croissant pour le projet GNU constitue plus qu’une simple tendance : « Ce changement sociétal laisse les utilisateurs prendre en main leur avenir. Tout comme la Magna Carta a donné des droits aux sujets de l’empire britannique, la GPL définit les droits et libertés des utilisateurs de logiciels informatiques. »4
L’organisation de la communauté du logiciel libre explique aussi pourquoi tous ces programmeurs dans la quarantaine, qui pourraient être en train de travailler sur des projets de physique ou encore parcourir l’Internet à la recherche d’informations météorologiques pour planche à voile, ont préféré s’enfermer dans une salle de conférence afin d’écouter le discours de Richard Stallman.
Contrairement à la conférence de New York, Stallman n’est pas présenté par un tiers. Il ne se présente d’ailleurs pas lui-même. Quand le matériel des gens de FreeBSD est finalement mis en route, il se contente de s’avancer, commence à parler, sa voix couvrant bientôt toutes les autres.
« La plupart du temps, quand un débat a lieu sur les règles qu’une société devrait adopter pour encadrer l’utilisation des logiciels, les intervenants sont des éditeurs logiciels dont l’avis est tout sauf désintéressé, commence-t-il. La question qu’ils se posent est ‘Quelles règles imposer aux masses pour les obliger à nous verser beaucoup d’argent ?’ Mais j’ai eu la chance, dans les années 1970, de faire partie d’une communauté de programmeurs qui s’échangeaient leurs logiciels. Cela me fait considérer la question sous un angle inédit, et je préfère demander ‘quelles sont les règles qui aboutiraient à une société bénéfique pour les gens qui la composent ?’ Bien sûr, j’arrive à des conclusions complètement différentes. »
Encore une fois, Stallman revient rapidement sur l’anecdote de l’imprimante laser Xerox, se réservant un instant pour reproduire le même jeu qu’à New York, prenant l’audience à partie.
Il consacre aussi quelques minutes à l’explication du nom GNU/Linux : « Certains me demandent : ‘Pourquoi faire tant de bruit pour redonner à GNU le crédit que Linux lui a subtilisé ? Après tout, le plus important est que le but soit atteint, pas que l’on sache grâce à qui il a été atteint’. Cela serait un sage conseil si c’était le cas. Mais le but n’est pas de construire un système d’exploitation ; le but est de libérer les utilisateurs d’ordinateurs. Et pour cela, nous devons leur permettre de tout faire avec leur ordinateur, en toute liberté. »5
« Il reste énormément de travail à faire », ajoute-t-il.
Certains dans le public connaissent déjà tout cela. Pour d’autres, cela reste un peu obscur. Quand l’un des porteurs de polos commence à piquer du nez, Stallman arrête son discours et demande à quelqu’un de réveiller l’étourdi. « Quelqu’un m’a dit un jour que ma voix était si apaisante qu’il se demandait si je n’étais pas une sorte de guérisseur, dit-il, provoquant les rires du public. Je pense que ça veut dire que je peux vous aider à glisser doucement dans un sommeil délicieux et paisible. Et certains d’entre vous en ont peut-être besoin. Peut-être que je ne devrais pas m’y opposer. Si vous avez besoin de dormir, alors faites-le, je vous en prie. »
Le discours s’achève par une discussion rapide sur les brevets logiciels, un problème de plus en plus préoccupant, qui touche à la fois l’industrie informatique et la communauté du logiciel libre. Comme dans le cas de Napster, les brevets logiciels démontrent la difficulté d’appliquer des concepts créés pour le monde physique au nouvel univers dématérialisé des technologies de l’information.
Le droit du copyright et le droit du brevet ne fonctionnent pas de la même façon, et ont des effets complètement différents dans le domaine du logiciel.
Le copyright d’un programme détermine qui a le droit d’en copier et d’en adapter le code, et il appartient à son développeur. Mais il ne couvre pas les idées. Autrement dit, le copyright n’empêche pas un programmeur de mettre en œuvre dans son propre code des fonctions et des commandes inspirées de programmes existants. Les fonctions et les commandes sont des idées, non des œuvres de l’esprit, et aucun copyright ne s’y applique donc.
Il est tout aussi légal – bien que laborieux – de décoder la manière dont un programme binaire fonctionne, et d’implémenter ensuite les mêmes idées et algorithmes dans un code différent. Cette pratique est plus connue sous le nom de rétro-ingénierie.
Les brevets logiciels fonctionnent différemment. Selon le bureau américain des brevets (U.S. Patent Office), les entreprises ou les individus peuvent enregistrer des brevets pour des idées novatrices dans le domaine informatique (ou, du moins, des idées encore non enregistrées). En théorie, cela permet au possesseur du brevet de retarder la diffusion des informations techniques de son invention, en lui assurant un monopole limité à vingt ans à compter de la date d’enregistrement du brevet. En pratique, la divulgation de ces informations par le détenteur du brevet n’a qu’une valeur restreinte, puisque la façon de fonctionner du programme est souvent évidente et peut toujours être analysée par rétro-ingénierie. Mais contrairement au copyright, un brevet autorise son possesseur à empêcher le développement indépendant de tout logiciel doté de fonctionnalités utilisant l’idée brevetée.
Dans l’industrie du logiciel, où vingt années peuvent couvrir tout le cycle de vie d’un marché, les brevets ont une importance stratégique.
Alors que des entreprises comme Microsoft et Apple s’affrontaient sur le copyright et sur « l’apparence et l’ergonomie » de diverses technologies, les entreprises actuelles de l’Internet utilisent les brevets pour préempter les applications individuelles et les business models individuels – pour preuve la tentative d’Amazon, en 2000, de faire breveter son processus d’achat en ligne en « un-clic » (one-click).
Pour la plupart des entreprises, cependant, les brevets logiciels sont devenus des armes défensives, utilisées comme contrepartie dans des accords bilatéraux où les portefeuilles de brevets s’équilibrent l’un l’autre, sorte de forme tendue d’apaisement diplomatique interentreprises.
Malgré tout, dans quelques cas notables d’algorithmes de chiffrement ou de compression graphique, certains éditeurs logiciels ont réussi à étouffer l’innovation chez la concurrence. C’est ainsi que certaines fonctions de rendu de polices de caractères n’existent pas en logiciel libre en raison de la menace que fait peser Apple en invoquant ses brevets.
Pour Stallman, la problématique des brevets logiciels rend plus vitale que jamais la vigilance permanente des hackers. Cela souligne aussi l’importance de faire valoir les bénéfices des logiciels libres en termes politiques plutôt qu’en termes d’avantages concurrentiels. Il affirme que la performance et le prix, deux critères sur lesquels des systèmes d’exploitation libres comme GNU/Linux et FreeBSD détiennent déjà un avantage conséquent sur leurs alter ego commerciaux, sont secondaires au regard du problème plus large des entraves imposées aux utilisateurs et aux développeurs.
Et voilà justement un sujet à controverse au sein de la communauté : les partisans du mouvement open source insistent davantage sur les avantages fonctionnels des logiciels libres que sur leurs implications politiques. Ils ont choisi de mettre l’accent sur l’efficacité technique du modèle de développement hacker. Invoquant la puissance de la revue par les pairs, l’argumentaire de l’open source décrit des programmes comme GNU/Linux ou FreeBSD comme étant mieux conçus, mieux audités et, partant, plus fiables pour l’utilisateur lambda.
Cela ne signifie pas pour autant que l’expression open source n’a pas d’implications politiques. Pour ses défenseurs, elle sert deux objectifs. D’abord, elle élimine l’ambiguïté du mot free qui veut à la fois dire « libre » mais aussi « gratuit », les entreprises l’interprétant invariablement comme « à coût nul ». Deuxièmement, elle permet aux entreprises de considérer le phénomène du logiciel libre sur le seul plan technique, et non éthique.
Eric Raymond, cofondateur de l’Open Source Initiative, et l’un des plus importants hackers à avoir adopté le terme « open source », a clairement expliqué son refus de suivre le chemin politique de Stallman dans son article de 1999 intitulé « Tais-toi et montre-leur le code ».
« La rhétorique de Richard Stallman est très séduisante pour des gens comme nous, les hackers. Nous sommes des penseurs et des idéalistes et quiconque en appelle aux « principes », à la « liberté » et aux « droits » trouve facilement un écho chez nous. Même si nous sommes en désaccord avec certains détails de son programme, nous voudrions que la rhétorique de Stallman fonctionne, nous pensons qu’elle devrait fonctionner, mais nous sommes perplexes et incrédules quand elle échoue sur 95% de la population, qui ne fonctionne pas comme nous. »6
Parmi ces 95%, écrit Raymond, on retrouve la majeure partie des managers, investisseurs et simples utilisateurs d’ordinateurs qui, du simple fait de leur nombre, définissent la direction générale du marché du logiciel commercial. Sans moyen pour séduire ces gens, argumente Raymond, les programmeurs sont condamnés à développer leur idéologie en marge de la société.
« Quand Richard Stallman insiste pour que nous parlions des ‘droits des utilisateurs d’ordinateurs’, il nous soumet à la dangereuse tentation de répéter des erreurs du passé. Nous devrions rejeter cette idée – non parce qu’elle serait fausse dans son principe, mais parce que ce type de discours, appliqué au logiciel, ne convainc personne excepté nous. En réalité, il déroute et fait fuir la plupart des gens étrangers à notre culture. »7
Stallman, quant à lui, rejette cette interprétation : « La tentative de Raymond d’expliquer notre échec est trompeuse parce que nous n’avons pas échoué. Notre dessein est grand, et il reste beaucoup de chemin pour l’atteindre, mais nous en avons déjà parcouru une grande partie. Il est exagérément pessimiste sur le sujet des valeurs que ne partageraient pas les non-hackers. Beaucoup d’utilisateurs se sentent davantage concernés par les enjeux politiques sur lesquels nous mettons l’accent que par les arguments techniques que met en avant l’open source. C’est souvent le cas des dirigeants politiques, bien que ce ne soit pas le cas dans tous les pays.
C’est bien l’éthique du logiciel libre, et non la recherche du ‘meilleur logiciel’, qui a persuadé les chefs d’état de l’Équateur et du Brésil de faire passer les institutions gouvernementales au logiciel libre. Ils ne sont pas des geeks et pourtant, ils comprennent ce que signifie la liberté. »
Le principal défaut de l’argumentaire open source, selon Stallman, est qu’il conduit à de bien plus faibles conclusions. Il convainc la plupart des utilisateurs d’exécuter quelques logiciels libres, sans toutefois leur donner de bonne raison de migrer entièrement vers le logiciel libre. Ce compromis ne leur donne de liberté que partiellement, mais ne leur permet pas de reconnaître et d’estimer en tant que telle cette liberté. Ils sont donc susceptibles d’y renoncer et de la perdre. Par exemple, que se passe-t-il lorsque l’amélioration d’un logiciel libre est bloquée par un brevet ?
Les partisans de l’open source sont en général au moins aussi véhéments que Stallman dans leur opposition aux brevets logiciels. Il en va de même, d’ailleurs, des développeurs de logiciels privateurs puisque la brevetabilité des logiciels menace également leurs projets. Stallman fait cependant remarquer que la logique des brevets restreint l’espace des fonctionnalités qui sont à la portée de ceux qui développent des logiciels, et montre ainsi en quoi le point de vue du logiciel libre diffère de celui de l’open source sur la question.
« Améliorer les logiciels n’est plus une question de talent, dit Stallman, mais d’interdiction ou d’autorisation. Quelqu’un nous interdit de servir l’intérêt général. Alors, que se passera-t-il quand les utilisateurs verront ces manques fonctionnels dans les logiciels libres ? Eh bien, si le mouvement open source les a persuadés que ces libertés sont souhaitables juste parce qu’elles permettent des logiciels plus puissants et plus fiables, ils diront : ‘Vous ne tenez pas vos promesses. Tel logiciel n’est pas plus puissant. Il lui manque telle fonctionnalité. Vous m’avez menti’. Au contraire, s’ils en sont venus à comprendre, avec le mouvement du logiciel libre, que c’est la liberté qui est importante en elle-même, alors ils diront : ‘Comment ces gens osent-ils m’empêcher d’avoir cette fonctionnalité et restreindre ma liberté ?’ Or c’est ce type de réponse qui nous permettra de survivre aux coups qui nous viseront lorsque ces brevets se mettront à proliférer. »
En regardant Stallman dérouler en personne son argumentaire politique, il est difficile de voir quoi que ce soit de confus ou de déplaisant. Son apparence physique peut certes sembler peu engageante, mais son message est logique. Quand un membre du public demande si, en se détournant des logiciels privateurs, les partisans du logiciel libre ne renoncent pas aux plus récentes avancées de la technologie, Stallman répond selon ses convictions.
« Je pense que la liberté est plus importante que les avancées technologiques. Je choisirai toujours un logiciel libre moins avancé du point de vue technologique à un logiciel non libre plus avancé parce ça ne vaudrait pas que je renonce à ma liberté. Je m’en tiens à cette règle : je ne prends rien que je ne puisse partager. »
Ceux qui confondent éthique et religion voient dans ce discours une preuve de plus de la nature quasi-religieuse du message de Stallman. Mais contrairement aux pratiquants religieux, Stallman n’obéit pas à un commandement ; il refuse juste de céder sa liberté. Et son discours ne fait qu’en expliquer les conditions pratiques : les programmes non libres privent de liberté ; ceux qui veulent rester libres doivent donc les rejeter.
Stallman présente son raisonnement comme un choix personnel, qu’il espère donner l’envie de partager. Pour se démarquer des évangélistes logiciels, il se refuse à imposer ses préceptes à son auditoire (quoique, encore une fois, le public de Stallman quitte rarement la salle sans se sentir éclairé sur ce qu’il serait juste de faire en matière de logiciel).
Comme pour bien le faire comprendre, Stallman achève son discours d’un rituel iconoclaste. Sortant d’un sac plastique une robe noire, il l’enfile. Puis il sort un disque informatique marron brillant et le place sur sa tête. Le public laisse échapper un rire interloqué.
« Je suis Saint IGNUcius de l’église d’Emacs » dit-il, levant sa main droite et simulant une bénédiction. « Je bénis ton ordinateur, mon fils. »
Les rires deviennent applaudissements à tout rompre après quelques secondes. Le disque sur la tête de Stallman accroche alors la lumière d’un spot de la scène, révélant une auréole parfaite. En un clin d’œil, Stallman se met à ressembler à une icône religieuse russe.
« Au début, Emacs était un éditeur de texte », dit Stallman, expliquant la panoplie. « Puis c’est devenu un style de vie pour beaucoup, et pour certains une religion, que nous appelons l’Église d’Emacs. »
Le sketch est un moment de légèreté et d’autodérision, une réponse pleine d’humour à ceux, nombreux, qui pourraient voir en l’ascétisme logiciel de Stallman une forme déguisée de fanatisme religieux. C’est aussi le signe qu’il se montre tel qu’il est. Comme si, en enfilant cette robe et cette auréole, il rassurait finalement le public et disait : « Riez, je sais que je suis bizarre. »
Rire de la bizarrerie de quelqu’un est grossier et il n’est pas dans mes intentions de cautionner cela. J’espère que les gens rient à cause de mon sempiternel numéro de St. IGNUcius.
Évoquant plus tard le personnage de Saint IGNUcius, Stallman raconte qu’il y avait d’abord pensé en 1996, longtemps après la création d’Emacs, mais bien avant l’émergence du terme open source et la lutte pour le leadership de la communauté hacker. Il cherchait à l’époque une façon de « se moquer de lui-même », pour rappeler à ceux qui voulaient bien l’entendre que, même s’il est obstiné, il n’est pas ce fanatique que certains dépeignaient. Ce n’est que plus tard, ajoute-t-il, que d’autres utilisèrent le personnage pour stigmatiser son image d’idéologue du logiciel.
C’est ce que fit Eric Raymond en 1999 dans une interview sur le site linux.com : « Quand je dis que RMS calcule son action, je ne le rabaisse pas et je ne l’accuse pas de malhonnêteté. Je dis que, comme tout bon communicant, il a un côté cabotin. L’avez-vous déjà vu dans son accoutrement de St. IGNUcius, bénissant le logiciel avec un disque en guise d’auréole ? C’est principalement inconscient ; il a simplement trouvé la manière d’agacer juste ce qu’il faut, et d’attirer l’attention du public sans (généralement) trop l’effrayer. »8
Stallman est en désaccord avec l’analyse de Raymond. « Ce n’est qu’une façon de rire de moi-même, dit-il. Si certains y voient plus que cela, cela reflète leurs intentions, pas les miennes. »
Cela dit, l’homme avoue aimer être en représentation. « Vous plaisantez ? dit-il à un moment. J’adore attirer l’attention ». Pour cela, il s’est inscrit un jour à Toastmaster, une organisation qui aide ses membres à améliorer la façon dont ils parlent en public – Stallman la recommande vivement. Il possède une présence scénique qui rendrait jaloux la plupart des acteurs et rappelle à sa façon un ancien acteur de variétés. Quelques jours après la présentation au MHPCC, je fis allusion à sa prestation à LinuxWorld 1999, et lui demandai s’il avait le complexe de Groucho Marx – c’est-à-dire la réticence à faire partie de tout club qui aimerait l’avoir comme l’un de ses membres. La réponse de Stallman est immédiate : « Non, mais j’admire Groucho Marx pour de nombreuses raisons. Il m’a sûrement inspiré quelque part. Mais j’ai aussi été influencé par Harpo sur d’autres points. »
Williams se fourvoie en donnant une interprétation psychologique à cette célèbre phrase de Groucho. Cette phrase vise les nombreux clubs ouvertement antisémites qui refusaient de l’admettre parmi leurs membres. Je l’ignorais aussi jusqu’à ce que ma mère me l’apprenne. Williams et moi avons grandi à une époque où la bigoterie était moins tolérée et où il n’était plus nécessaire de recourir à l’humour pour en faire la critique.
L’influence de Groucho Marx est évidente dans le goût qu’il a toujours eu pour les calembours – qu’il partage, encore une fois, avec la plupart des hackers.
L’aspect de la personnalité de Stallman le rapprochant le plus de Groucho Marx est sans doute son talent de pince-sans-rire, et le sérieux avec lequel il lance ses blagues. La plupart de ses blagues arrivent furtivement, sans même l’indice d’un mouvement de sourcil ou l’esquisse d’un sourire, au point qu’on en vient presque à se demander si Stallman ne rit pas plus de son public que ce dernier ne rit de lui.
En voyant les membres du MHPCC s’esclaffer devant la parodie de Saint IGNUcius, ces considérations s’évaporent. Bien que n’étant pas à proprement parler une bête de scène, Stallman a de toute évidence ce qu’il faut pour tenir en haleine une salle pleine d’ingénieurs. « Être un saint dans l’église d’Emacs ne requiert pas le célibat, mais de s’engager à une vie de pureté morale, explique-t-il au public de Maui. Vous devez exorciser les systèmes d’exploitation diaboliques de tous vos ordinateurs et en installer un purement et saintement libre. Vous ne devrez ensuite installer que des logiciels libres sur cette première base. Si vous suivez cette discipline pour la vie, alors vous serez un saint de l’église d’Emacs, et vous pourrez peut-être même avoir une auréole. »
Le sketch de Saint IGNUcius s’achève sur une brève blague à l’attention des initiés. Sur la plupart des systèmes Unix et dérivés, le premier programme concurrent d’Emacs est Vi, que l’on prononce « vi-aïe », un éditeur de texte développé par l’ancien étudiant de l’UC Berkeley, actuellement ingénieur en chef de Sun Microsystems, Bill Joy. Avant de reposer son auréole, Stallman se moque du logiciel rival.
« Les gens me demandent parfois si c’est un péché dans l’église d’Emacs d’utiliser Vi, dit-il. Utiliser une version libre de Vi n’est pas un péché, c’est une pénitence. Alors bon hack. »9
Après une courte séance de questions-réponses, les membres du public s’attroupent autour de Stallman. Certains demandent des autographes. « Je vais signer ça », promet-il devant une impression de la GNU General Public License que lui tend une femme, « … mais seulement si vous promettez d’utiliser le terme GNU/Linux au lieu de Linux et de dire à tous vos amis de faire de même. »
Cette remarque semble confirmer que, contrairement à d’autres personnages de scène ou hommes politiques, Stallman ne s’arrête jamais. En dehors du rôle de Saint IGNUcius, l’idéologue que vous voyez sur scène est le même dans la vie de tous les jours. Plus tard dans la soirée, durant une conversation à table, un programmeur évoque son affinité pour les logiciels open source. Stallman, entre deux bouchées, reprend le convive : « Vous voulez dire logiciel libre. C’est la façon correcte d’y référer. »
Au cours de la séance de questions-réponses, il admet faire parfois de la pédagogie. « Beaucoup affirment : ‘Bon, invitons d’abord des gens à rejoindre la communauté, puis enseignons-leur ce que veut dire liberté’. Cela pourrait être une stratégie raisonnable mais, dans les faits, tout le monde s’occupe d’inviter les gens à rejoindre la communauté, alors que presque personne ne s’occupe de parler de liberté une fois qu’ils sont là. »
Selon Stallman, le résultat ressemble à une ville du tiers-monde : « Il y a des millions de personnes qui arrivent et qui construisent des bidonvilles, mais personne ne s’intéresse à la seconde étape : sortir les gens de ces bidonvilles. Si vous pensez que parler des libertés logicielles est une bonne stratégie, s’il vous plaît, attelez-vous à la seconde étape. Nombreux sont ceux qui travaillent sur la première. Il nous faut plus de volontaires pour la seconde. »
Travailler sur la « seconde étape » signifie faire comprendre que la liberté, et non la soumission, est le problème fondamental du mouvement du logiciel libre. Ceux qui espèrent réformer l’industrie des logiciels non libres depuis l’intérieur suivent un chemin sans issue. « Le changement depuis l’intérieur est risqué, dit Stallman. À moins de travailler à l’échelon d’un Gorbatchev, vous allez être neutralisé. »
Des mains se lèvent. Stallman désigne un membre du clan des polos : « Sans brevet logiciel, comment pensez-vous pouvoir gérer l’espionnage industriel ?
— Voyez-vous, répond Stallman, ces deux points n’ont vraiment rien à voir l’un avec l’autre.
— Mais je veux dire, si quelqu’un essaie de voler un morceau de logiciel d’une autre société… »
Stallman recule comme touché par un jet mortel. « Attendez un instant… Voler !? Excusez-moi, il y a tant de présupposés faux dans cette affirmation que je ne peux rien dire sinon que je les rejette. » Stallman met alors le doigt sur le véritable enjeu de la question.
« Les sociétés qui développent du logiciel privatif, entre autres, conservent par devers elles énormément de secrets commerciaux, et ce n’est pas près de changer. Dans le bon vieux temps, même dans les années 1980, la plupart des programmeurs ne savaient même pas qu’il existait des brevets logiciels, et n’y accordaient aucune attention. Ce qu’il se passait alors, c’est que les gens publiaient les idées intéressantes, et s’ils ne faisaient pas partie du mouvement du logiciel libre, ils gardaient secrets tous les petits détails. Aujourd’hui, ils gardent toujours secrets les petits détails, mais ils font breveter les idées générales. En conséquence, en ce qui concerne la situation que vous décrivez, les brevets ne font strictement aucune différence dans un sens ou dans l’autre.
— Mais si ça n’influence pas leur publication… », commence un autre membre du public, d’une voix tremblante.
— Mais ça l’influence, dit Stallman. La publication de ces brevets signifie que ces idées seront hors de portée du reste de la communauté durant vingt ans. Bon sang mais comment cela pourrait-il être bénéfique ? De plus, ces brevets sont écrits de manière si illisible – pour à la fois maquiller l’idée et rendre le brevet aussi général que possible – qu’il devient carrément inutile de chercher à apprendre quoi que ce soit des informations qui y sont publiées. La seule raison d’examiner un brevet est de savoir ce que vous n’avez pas le droit de faire. »
Le silence se fait dans le public. Le discours, qui a débuté à quinze heures quinze, approche de la sonnerie de dix-sept heures. La plupart des auditeurs remuent sur leurs sièges et se montrent impatients de débuter le week-end. Sentant cette fatigue, Stallman regarde le public et met fin précipitamment à la séance. « Il semble que nous en ayons fini », dit-il, avant d’enchaîner, à la manière d’un commissaire-priseur « une fois… deux fois… adjugé ! », décourageant ainsi toute question de dernière minute.
Personne ne lève la main, Stallman lance sa conclusion habituelle : « Hackez bien ! »


1. Richard Stallman tient à préciser que « l’idée que la peau a soif de soleil ou que le teint pâle est signe de mauvaise santé relève de la désinformation dangereuse. Rester à l’abri du soleil n’est pas nuisible tant que l’on n’a pas de carence en vitamine D. »
2. Richard Stallman ajoute : « Qu’y a-t-il de mal à paraître différent des autres ? »
3. Voir : « Grateful Dead Time Capsule: 1985-1995 North American Tour Grosses » http://www.accessplace.com/gdtc/1197.htm.
4. Voir [Leibovitch, 2000]. La Magna Carta est une charte de 63 articles arrachée en 1215 au roi Jean Sans Terre, qui limite l’arbitraire royal et empêche, entre autres, l’emprisonnement arbitraire, en établissant l’habeas corpus.
5. Pour des raisons narratives, j’ai hésité à entrer dans les détails concernant la définition complète que donne Stallman de la « liberté » logicielle. Le site Internet du projet GNU énumère quatre points fondamentaux : la liberté d’utiliser le programme comme on le souhaite, pour quelque but que ce soit (liberté 0) ; celle d’étudier le code source du programme et de le modifier pour qu’il fasse ce que l’on souhaite (liberté 1) ; celle de distribuer des copies du programme afin d’aider son prochain (liberté 2) ; celle de distribuer des copies des versions que l’on a modifiées, afin que la communauté entière en bénéficie (liberté 3). Pour plus d’informations, consultez la définition du logiciel libre : http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html.
9. La liturgie de l’Église d’Emacs a évolué depuis 2001. Les utilisateurs peuvent rejoindre l’Église en récitant la Profession de foi : « Il n’y a pas d’autre système que GNU, et Linux est l’un de ses noyaux ». Stallman cite souvent la cérémonie religieuse de la « Foobar Mitzvah », le Grand Schisme entre les différentes versions d’Emacs, le Culte de la Vierge d’Emacs (toute personne n’ayant pas encore appris à utiliser Emacs). Enfin, « vi vi vi » (666) a été identifié comme étant l’Éditeur de la Bête.



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