Un monde sans copyright... et sans monopole
Chapitre
4
L'impensable


4.1 Petites études de cas

Nos propositions ne sont-elles que de vagues promesses d’un monde meilleur ou, tout du moins, offrent-elles au débat un bon point de départ ? Les rémunérations des artistes-entrepreneurs ainsi que celles de leurs producteurs et de leurs éditeurs vont-elles réellement s’améliorer ? Peut-on espérer une re-dynamisation de la scène culturelle libérée de la propriété concentrée ? Offrira-t-on au public un choix plus large de formes d’expression artistique ? Ce sont là les sujets qui seront abordés dans ce chapitre.
Nous nous appuierons sur de courtes études de cas, pour l’essentiel tirées du domaine des arts, mais elles ne seront ni détaillées ni étayées par des données statistiques ou économiques. D’abord parce que nous ne disposons pas des ressources nécessaires, mais aussi parce qu’un tel niveau de détail serait très prématuré à ce stade. Pour développer de tels modèles, il faudrait en premier lieu avoir davantage de certitudes sur l’adoption par le marché de nouvelles formes d’expression dans différents champs culturels. C’est le sujet de ce qui va suivre. Que pouvons-nous prédire et avec quelles certitudes ? Comment identifier le moment où l’artiste gagne de l’argent, par exemple ? Chris Anderson, dans Free1, regrette que les économistes se désintéressent des nouvelles organisations dans les marchés culturels.
Notre analyse contribue à la réflexion et nous avançons des pistes, ni plus ni moins. D’après ce que nous enseigne le marché, nous, en tant que citoyens du XXIe siècle, décelons presque instinctivement les écueils : comment les œuvres peuvent-elles vraiment être exploitées au bénéfice des artistes si le droit d’auteur n’existe plus ? Mais cette simple question ignore le fait qu’une autre condition doit être remplie au préalable : le marché ne doit pas être occupé par un ou des acteurs dominants. C’est de ce point de vue que sont envisagées chacune de nos petites études de cas.
La difficulté est de faire abstraction de la situation qui nous est familière pour nous projeter dans le futur indéterminé que nous proposons. Ce qui suit est donc une invitation à participer au débat. Nous ne prétendons pas que nos solutions s’appliqueront avec succès et pour tous les cas de figure. La refonte conceptuelle complète d’une société se termine généralement en fiasco. Nous ne ferons pas cette erreur ! Et nous nous pencherons sur un problème pressant : si publier sur Internet des œuvres créées à « l’ère matérielle » sous forme numérique se fait sans difficulté, cela ne réduit-il pas à néant le fondement de nos études de cas ?
Évidemment, nous ne pouvons apporter de réponse définitive à cette question, mais nous avons quelques idées qui valent la peine d’être prises en compte. En voici une qui nous est inspirée par le romancier Cory Doctorow. Ce dernier met gratuitement ses romans à disposition des lecteurs sur son site Internet. Pour lui, ce n’est pas de la piraterie. Cela ne l’empêche pourtant pas de vendre de nombreux ouvrages par voie conventionnelle, chez Amazon.com par exemple. De plus, il ne voit aucun inconvénient à ce que ses lecteurs des pays en voie de développement revendent ses œuvres pour en tirer profit. Quelle motivation le pousse à tenter ce genre d’expérience, ainsi qu’il l’appelle ? Il cherche à se faire connaître, à gagner de la visibilité, par de nouveaux moyens. Dans une société inondée d’informations, c’est quelque chose de très difficile. En offrant vos œuvres et en créant un lien, voire en établissant une vraie conversation avec un lectorat dévoué, voilà la base, voilà comment on peut se créer une petite place dans l’esprit du public. Ensuite, les lecteurs cessent de vous piller, ils préfèrent posséder le vrai livre et ainsi contribuer à vos revenus2. Dans le cas de la musique, les fans se déplacent aux concerts, c’est l’une des sources de revenus pour les musiciens et leurs producteurs.
On pourrait répondre : « C’est bien beau tout ça, mais Cory Doctorow est connu, il peut se permettre ce genre d’expérience ». C’est vrai, cela facilite les choses, mais demande aussi beaucoup de travail. Même dans cette situation, l’auteur a pris un risque qui s’est révélé payant. Continuons à dérouler le fil de notre réponse. Dans la configuration du marché que nous imaginons, les stars mondiales comme Cory Doctorow n’existeraient plus et l’égalité entre les agents serait beaucoup mieux respectée. Pour de très, très nombreux écrivains (puisque c’est notre exemple), il existerait donc une véritable opportunité de créer un tel lien grâce à Internet. Tout le monde ne tirerait pas son épingle du jeu, ainsi vont la vie et les affaires. Mais en cas de réussite, on peut envisager un succès semblable à celui de Cory Doctorow. Les vrais livres se vendront toujours.
Pour Don Tapscoot et Anthony D. Williams, il y a deux réalités qu’il ne faut pas perdre de vue. Premièrement, l’échange de fichiers représente grosso modo la moitié du trafic Internet. Cette statistique pointe un élément crucial : la génération Internet n’accepte plus la vieille définition du droit d’auteur sans broncher. Pour eux, le bidouillage et le remixage leur sont dus « et ils ne laisseront pas les lois démodées de la propriété intellectuelle leur barrer la route »3. De plus en plus d’artistes prennent également conscience qu’il n’est pas nécessaire de contrôler le marché pour offrir de la valeur ajoutée : « Les contenus gratuits sont une réalité. Une réalité qui perdurera. Les artistes devront donc rivaliser pour offrir à leurs clients du contenu qui est mieux que ‘juste gratuit’ ». Et surtout, il faut considérer que les jeunes personnes sont plus riches en temps qu’en argent, ce qui est une condition requise pour la chasse aux contenus gratuits. Par contre, les personnes plus âgées ont plus d’argent que de temps. Elles préfèrent donc payer et par la même occasion se prémunir des risques liés à l’absence de garantie des produits gratuits (si vous rencontrez un problème avec un produit gratuit, vous n’avez aucune certitude qu’il sera réglé)4.
La numérisation ne serait pas la numérisation si on pouvait en éliminer les inconvénients, même pour les livres. Jusqu’à présent, certains pensaient que les liseuses numériques n’étaient pas du tout confortables. Voilà un bel avantage que seraient censés conserver les livres face à toute cette folie numérique, surtout lorsqu’il s’agit de confort de lecture. Cette illusion a volé en éclats. D’après l’économiste Paul Krugman, lire un livre sur la liseuse d’Amazon.com, le Kindle, est presque aussi agréable que de lire un livre traditionnel (New York Times, 6 juin 2008). Pas besoin de savoir lire l’avenir pour comprendre que, dans un futur proche, les liseuses numériques constitueront un adversaire de poids pour les livres papier, à l’ancienne.
Et s’il n’y avait plus de droit d’auteur ? Plusieurs scénarios se démarquent immédiatement, mais d’autres émergeront sans doute. Le premier verra le texte noyé au milieu de publicités. Le second scénario correspond à celui où les clients paient, comme d’habitude, à l’image des livres de Cory Doctorow : l’auteur a réussi à créer un lien avec ses lecteurs et ils paient pour ses œuvres. Tous ne le feront certes pas. Le troisième scénario concerne principalement les publications scientifiques, qui sont accessibles librement. Déjà actuellement, le chercheur n’est en général pas payé pour ses articles et ses travaux bénéficient d’une distribution largement supérieure à tout ce qu’il aurait pu imaginer. Les universités et les fondations devraient prendre à leur compte les coûts de vérification, d’édition, etc., mais ça en vaut la peine.
La tentation était grande évidemment de lister de nombreux exemples dans lesquels les artistes garderaient la tête hors de l’eau, sinon mieux encore, en l’absence de droits d’auteur. Si c’est ce que vous espériez, nous craignons de vous décevoir… à l’exception singulière de Radiohead, exemple bien trop savoureux pour être éludé (cf. ci-dessous). Pourquoi ne citons-nous pas de cas pratiques pour illustrer nos théories ? Si seulement nous le pouvions. Nous ne disposons d’aucun exemple qui corresponde aux conditions que nous jugeons essentielles. Nous pourrions faire comme si le droit d’auteur n’existait pas et mettre en application nos idées, mais il serait malgré tout toujours présent. Nous ne pouvons pas non plus faire abstraction des conditions du marché, toujours dominé par quelques protagonistes.
Nous avons alors pensé à créer des exemples théoriques. Mais cela demande énormément de calculs, l’utilisation de modèles économiques, et il faut imaginer comment les organisations et leur écosystème sont, ou pourraient être, structurés différemment. Nous avons déjà indiqué précédemment que c’est un objectif bien au-delà des limites de notre étude, pas seulement à cause de nos moyens insuffisants, mais aussi parce qu’il nous faut mieux comprendre, au moins en théorie, comment les marchés évolueront et se transformeront par rapport à la situation actuelle.
Nos différentes études de cas touchent à diverses branches des arts : le secteur du livre, de la musique, des films, mais aussi les arts graphiques et divers domaines de la création, numérisée ou non.
Vous serez surpris de voir que le théâtre et la danse ne possèdent pas leurs propres catégories. Il y a une raison à cela. Pour ces exemples, le droit d’auteur couvre le scénariste, le compositeur et, éventuellement, le designer. Les problèmes et leurs solutions trouvent donc leur place dans des catégories adaptées : livres, musique et design. Dans la mesure où le droit d’auteur est aboli5, chacun est libre de reproduire un spectacle tel qu’il a été présenté ou de le modifier. Si le droit d’auteur existait toujours, reproduire un spectacle vous vaudrait une lettre d’injonction de la part de l’avocat du metteur en scène se sentant lésé. Par contre, dans cette situation, il ne serait pas trop demander que de rémunérer l’auteur, ou au moins d’avoir la décence de l’en informer, mais c’est avant tout une question de bonnes manières. Et si un scénariste insiste pour qu’une œuvre soit jouée selon ses indications ? Et bien, pourquoi ne pas respecter ce souhait ? Celui qui, malgré tout, voudrait faire les choses à sa manière, devrait tout de même annoncer que le spectacle est basé sur le script ou la pièce de l’auteur.

4.2 Livres

L’écrivain écrit. Dans notre nouveau marché, il tente aussi de trouver un éditeur. Le cas échéant, les deux parties signent un contrat, dans lequel, entre autres, un pourcentage pour le paiement de l’auteur est convenu. L’éditeur se met ensuite au travail, prépare le livre pour la publication et la commercialisation.
À ce moment, l’éditeur a un avantage concurrentiel. Il est le premier à commercialiser ce produit. Cela permet d’avoir une période durant laquelle peuvent s’équilibrer les coûts et les recettes. Dans le Nouveau Monde sans droit d’auteur et sans forces dominant le marché, le livre appartient au domaine public à partir du  moment où il est publié. C’est tout simplement l’une des conséquences des nouvelles règles. En principe, donc, chacun a la possibilité de publier aussi le même livre.
Faut-il avoir peur de cette situation ? Nous ne le pensons pas. Dans le chapitre précédent, nous avons déjà étudié le cas éventuel où un deuxième éditeur prend le livre pour lui. Cela semble hautement improbable, car le marché aussi a pris une autre dimension. Non seulement un deuxième éditeur pourrait récupérer le livre, mais vingt, trente, quarante autres pourraient également essayer. Sachant cela, en ayant une bonne compréhension des nouvelles conditions du marché, il n’est donc pas particulièrement intéressant de publier l’œuvre prise chez l’éditeur initial et l’auteur originel sans avoir à payer ou à demander l’autorisation.
Prenons un cas imaginaire où un autre éditeur ose néanmoins franchir le pas. Il y a un certain nombre de réactions envisageables.
En premier lieu, l’éditeur d’origine met immédiatement sur le marché une version « produit d’appel » ou dite « de choc », grâce aux prix de vente, si besoin. Cela peut pousser les resquilleurs en-dehors du marché et montrer que « c’est à cela que vous devez vous attendre si vous essayez de me plagier ». Sur un marché où une entreprise extrêmement dominante impose ses règles, ce type de résistance est difficile pour les petits et moyens joueurs. Mais dans notre marché normalisé, c’est une option bien plus réalisable. Certes, il peut y avoir une épreuve de force structurelle et financière, mais on n’a pas à rivaliser avec une entreprise énorme aux moyens considérables, qui aurait une large portée et une influence sur tout le secteur. Ce type d’entreprise n’existe plus.
Ensuite, tout dépend si l’éditeur initial a procédé à une estimation précise du nombre de ventes possibles et, par exemple, s’il a prévu d’imprimer des exemplaires supplémentaires plus tard. Si tel est le cas, il n’y a pas beaucoup de place dans le marché pour un autre éditeur « tueur ».
Les marchés ont de très nombreuses facettes à l’écart du « terrain » principal, on les appelle des niches. Un second éditeur peut donc se trouver dans un marché de niche et le savoir, tandis que le premier n’en a pas conscience. Il pourrait alors être tenté de publier également le livre en oubliant de rémunérer l’auteur et l’éditeur original, comme le voudraient les règles de courtoisie. Ce n’est normalement pas un problème, sachant que le premier éditeur ne comptait pas occuper ce terrain. Aucun revenu n’est donc perdu. Cependant, il est évident pour tous que cette situation pose problème. Dans ce cas, la méthode de l’humiliation et de la perte de réputation peut être appliquée.
Dans le chapitre précédent, nous avons déjà consacré un passage à cette dernière idée, ses points faibles et l’espoir qu’elle représente pour l’avenir. Nous avons également mentionné que la probabilité pour qu’un livre se vende beaucoup sur une grande période était très faible. Cependant, certains ouvrages se vendent mieux que d’autres et peuvent donc augmenter le niveau de rémunération des éditeurs et des auteurs. C’est agréable pour eux, mais sans qu’ils puissent pour autant dominer le marché. Un tel livre peut donc tomber dans les mains d’un resquilleur qui voudra en produire une édition bon marché. Il est cependant peu probable qu’une telle situation soit courante pour la majorité des livres, dont, comme nous l’avons mentionné dans le chapitre 3, les ventes ne sont que légèrement supérieures aux autres car ils n’ont pas une notoriété suffisante pour attirer les resquilleurs et ainsi inonder le marché. Certes, cela peut toutefois se produire, à l’occasion, pour un livre qui se vend bien.
Nous devons mentionner également que tout cela ne pose pas de problème. En premier lieu, nous devons garder à l’esprit qu’un resquilleur a de l’audace, mais pas suffisamment pour mener à bien de telles activités. Cela réduit considérablement le risque. En outre, ce n’est pas le problème le plus grave à gérer pour les auteurs et les éditeurs originaux. Le livre s’est déjà très bien vendu et un bénéfice correct en a été tiré. De plus, l’éditeur original peut profiter du nouvel intérêt suscité par le travail du resquilleur en relançant la communication sur le livre. Enfin, cette possibilité permet à l’auteur – et à l’éditeur – d’être davantage reconnu et donc, comme nous l’avons déjà dit, de créer un nouvel intérêt. Dans l’introduction de ce chapitre, nous avons déjà vu comment la numérisation – depuis les lecteurs numériques – peut être bénéfique pour les auteurs, aussi longtemps qu’ils entretiennent une relation avec leur lectorat.
Lorsque l’on parle de la distribution numérique, on nomme obligatoirement un géant, Amazon.com, et un certain nombre de fournisseurs secondaires. Il est essentiel de profiter des lois de la concurrence pour voir si certaines positions ne sont pas devenues dominantes. Vous vous demandez sans doute ce que l’activité innocente de vendre des livres numériques peut avoir de mal, dans ce cas. Mais tout n’est pas blanc dans ce domaine. Les acheteurs reçoivent des conseils de lecture sur d’autres livres et sont invités à les noter. Tout comme il devrait exister beaucoup de librairies pour garantir la diversité des opinions, il est normal que cette diversité soit également garantie dans le domaine numérique.
En France, la création d’un réseau de libraires indépendants est peut-être le début d’un système de distribution numérique. C’est, en tout état de cause, le signe qu’ils ne se voient pas uniquement comme les perdants de la bataille numérique. S’équiper pour assurer l’impression à la demande pourrait marquer pour eux une nouvelle étape et présenterait d’innombrables avantages.
Une librairie ne peut, par définition, avoir qu’un nombre limité d’ouvrages dans ses rayons et doit se poser la question de la gestion du stock (ils coûtent de l’argent et prennent une place qui pourrait être utilisée pour de nouveaux livres). Avec l’impression à la demande, tous les livres existants sont disponibles en un clin d’œil. Les libraires n’ont plus qu’à commander à l’avance les livres dont les ventes sont importantes pour être certains de ne pas subir de manque à gagner si un livre particulier se vend très bien. Actuellement, les livres invendus – très nombreux et majoritaires – sont rendus à l’éditeur qui les envoie au pilon. D’un point de vue écologique, c’est une surproduction évidente de livres et une folie pure.
L’impression à la demande, qui peut être réalisée à proximité du client, peut aussi permettre de transformer la librairie en un centre de services pour les résidents locaux qui souhaitent publier leurs propres livres : des histoires familiales, des poèmes, des romans. Il existe beaucoup de personnes qui écrivent. L’avantage de l’impression à la demande est qu’on peut imprimer un nombre précis d’exemplaires. Les libraires proposeraient donc quelque chose de supplémentaire à leurs clients par rapport aux entreprises qui vendent sur Internet et qui offrent les mêmes services.
Revenons à l’écrivain. À l’ère du numérique, il n’a pas forcément besoin de trouver un éditeur pour que son travail soit publié. C’est toujours une possibilité – s’il y a de bonnes raisons –, mais ce n’est pas absolument obligatoire. Le montage et la conception de l’ouvrage peuvent être faits par l’auteur lui-même. Le livre peut être présenté sur un site Web, et disponible soit uniquement sous forme numérique soit sous forme d’une publicité qui annonce sa disponibilité sous forme imprimée, soit les deux à la fois. Avec l’impression à la demande, le nombre d’exemplaires imprimés ne doit logiquement pas dépasser la demande. L’auteur peut également mettre à jour le livre régulièrement.
De toute évidence, le monde du livre, lui aussi, évolue grâce à la numérisation. Beaucoup de leçons peuvent être tirées de ce changement qui est déjà en cours dans l’industrie musicale depuis quelques années.

4.3 Musique

Les concerts et autres spectacles sont déjà d’excellents moyens pour les musiciens de générer des revenus. Cela permet une valeur ajoutée. Un lien est créé sur scène avec le public, les artistes font surgir une forme de beauté ou fascinent les foules avec leurs instruments ou leurs voix, qu’il s’agisse de musique pop ou de n’importe quel style.
Il n’est pas nécessaire de se demander si les musiciens ont encore besoin de maison de disque. La réponse est non. Avec les dernières technologies, ils peuvent enregistrer leur musique de la manière dont ils souhaitent qu’elle sonne. Ils n’ont pas besoin du directeur marketing d’une grosse entreprise de disque ou d’un de ses labels. La distribution et la vente des CDs peuvent avoir lieu après les concerts ou via Internet. Les frais pour les intermédiaires sont considérablement diminués. Un groupe ou un ensemble peuvent juger utile de trouver leur propre manager, qui leur évite certaines de ces tâches, mais c’est un investissement important.
SellaBand6 a développé un modèle économique pour trouver des fonds d’investissement initiaux basés sur la relation entre le groupe et les fans qui croient en son talent, les « croyants ». Ces derniers peuvent acheter des parts d’un groupe pour un minimum de 10 dollars. Pour les groupes qui parviennent à obtenir 50 000 dollars, SellaBand prend en charge la production, effectue la promotion, etc. Ils reprennent le rôle que l’industrie avait l’habitude de jouer7. Le degré d’engagement que manifestent alors les fans pour tel ou tel groupe est considéré comme un processus collaboratif de masse. Jeff Howe voit ce phénomène comme « les actions non coordonnées de milliers de personnes, qui agissent comme elles aiment le faire, principalement en toute convivialité avec d’autres personnes ». Il serait idiot d’être seulement un consommateur. Les fans veulent être impliqués dans le processus de production, chose qui a un sens pour eux8. Cela ne change rien au fait que cet engagement soit récompensé financièrement, mais ce n’est pas la source de plaisir principale. Les « croyants » des projets SellaBand bénéficient également des revenus que le groupe génère.
Nous avons mentionné plus haut le groupe Radiohead. En 2007, ce dernier avait publié son nouvel album In Rainbows sur Internet. Les fans devaient décider s’ils souhaitaient payer pour l’obtenir, et si oui combien. L’album a été téléchargé plus d’un million de fois et environ 40 à 60 % des personnes ont choisi de payer le groupe, en moyenne 5 euros (Le Monde, 19 décembre 2007). On peut estimer prudemment que le groupe a reçu environ 2 millions d’euros. C’est le signe évident que les fans veulent que le groupe continue à créer.
Ce dernier cas peut prêter à sourire, car ce groupe est très connu, d’où la somme récoltée. Dans notre scénario du futur, cependant, il est peu probable qu’il y ait toujours de tels groupes avec une telle renommée, car il ne sera plus possible ou permis de déployer les ressources de communication qu’il exige. Même lorsque des montants moins importants seront en jeu, un groupe devra travailler dur. En fin de compte, tout cela se résume à la constitution d’un lien avec les fans potentiels, qui restent ensuite fidèles et, comme nous l’avons vu avec Radiohead, sont prêts à mettre la main au porte-monnaie. Les montants effectivement payés par les fans ne sont pas très élevés, en tout cas moins élevés que s’ils achetaient un CD à une major, car des économies incroyables sont réalisées en particulier sur les frais généraux et la commercialisation.
Dans notre scénario – bien que ceci soit certainement un point discutable –, les entreprises de radiodiffusion peuvent utiliser les œuvres des musiciens gratuitement. Pourquoi ? Tout d’abord, nous devons nous rappeler qu’ils n’ont plus la même ampleur que maintenant. Ils ne peuvent plus faire partie d’un conglomérat. Cela réduit les chances d’entendre le même répertoire partout. De plus, afin d’obtenir une licence de radiodiffusion, ils sont contraints de diversifier leur programmation, dans le genre musical qui constitue leur créneau. Du moins, c’est ainsi que nous l’imaginons. Si une société aménage de nombreux équipements pour permettre aux entreprises de radiodiffusion de fonctionner, elle peut exiger d’elles en retour la diffusion et la présentation des dernières évolutions, de ce qui est créatif dans la société, au sens large. En conséquence, les artistes seront beaucoup plus vus et entendus qu’ils ne le sont maintenant. Ceci est important pour leur réputation, et attire le public à leurs concerts.
Les entreprises de radiodiffusion peuvent choisir de contribuer au développement d’un climat culturel varié dans la région où elles émettent. Elles peuvent promouvoir des festivals, des master class ou d’autres évènements, bâtir une infrastructure contribuant à créer un climat de stimulation musicale, par exemple. Elles ne sont pas obligées de le faire, mais l’absence totale d’action sera remarquée par le public. Leur participation peut aussi consister à créer des programmes liés à la vie musicale et culturelle dans leur communauté de diffusion.
Jusqu’à maintenant, nous avons principalement mis en lumière les musiciens eux-mêmes. Cependant, avant de jouer la moindre note, quelque chose doit être composé, à moins qu’ils n’improvisent. Comment les compositeurs vont-ils être mis en valeur selon nos conditions ? Nous voyons deux possibilités : soit le compositeur reçoit une commission de la part de certains ensembles ou d’autres personnes pour écrire une œuvre ; soit quelqu’un compose de sa propre initiative et cherche alors un musicien individuel, un groupe ou un orchestre, moyennant rétribution. Dans les deux cas, le compositeur reçoit une somme forfaitaire, qui doit être durement négociée. Cette somme doit être plus élevée qu’elle ne le serait aujourd’hui.
Il pourrait être prévu dans le contrat que le compositeur partage une partie du succès lié aux œuvres et donc qu’il reçoive une partie des royalties. On peut faire le rapprochement entre cette situation et celle du contrat entre l’auteur et l’éditeur. Il y a un mélange entre le risque et le profit. Cela revient donc à dire que des bénéfices corrects sont obtenus à partir des concerts. Le succès peut donc se traduire par des commissions plus importantes liées à la composition.
En principe, n’importe qui peut s’approprier une mélodie. On peut donc se demander s’il est possible qu’un artiste refuse catégoriquement de payer pour cette réutilisation. Dans ce cas, la « méthode » qui consiste à faire honte et à nuire à la réputation peut être appliquée, mais elle n’assure naturellement pas une garantie absolue. On peut aussi supposer que seul un nombre très restreint d’œuvres serait réutilisé dans la mesure où la majorité des compositions ne seraient pas assez frappantes pour être reprises. En tout état de cause, cela ne donne aucun indice sur la qualité de la composition. Si, malgré tout, d’autres personnes incluent une œuvre dans leur répertoire sans la payer, l’auteur deviendra plus célèbre et sa place sur le marché augmentera, avec toutes les conséquences financières bénéfiques qui en découlent.
Beaucoup d’entreprises utilisent la musique pour atteindre leurs objectifs de marketing, ce qui leur reviendra à très bon marché lorsqu’il n’y aura plus de droit d’auteur. Cependant, ce n’est pas aussi simple que cela. L’entreprise en question tient à se distinguer d’une manière spécifique des autres, en choisissant notamment un air différent. Dans ce cas il ne lui sert à rien d’utiliser la musique des autres. Inversement, elle ne craindra pas que d’autres entreprises utilisent les mélodies écrites pour elle.
Il sera relativement banal pour un orchestre, par exemple, de n’avoir pas suffisamment de fonds pour payer décemment un compositeur. Dans le chapitre précédent, nous avons déjà plaidé en faveur des subventions de l’État, dans de tels cas. Après tout, si l’on veut qu’il y ait des progrès qualitatifs dans le développement culturel, il est important qu’émergent toujours de nouvelles œuvres. L’avantage de ce subventionnement public c’est que l’œuvre et les travaux des compositeurs contemporains, dans tous les genres musicaux, auraient des retombées extrêmement favorables et stimulantes pour la vie musicale d’une société tout entière.

4.4 Films

Dans certains pays, généralement européens, une grande diversité de films peut encore être réalisée grâce aux subventions et autres évènements, comme les festivals, soutenus par les gouvernements. Malheureusement, la plupart d’entre eux n’atteignent qu’une audience limitée, principalement familiale. Les films européens ne voyagent plus, pour ainsi dire, ils franchissent rarement les frontières.
Dans de nombreux endroits du monde, les marchés sont dominés par les produits hollywoodiens. Ceci est en partie dû à l’intégration verticale de toute la chaîne, de la production à la réception : soit au sens littéral du terme – plusieurs sociétés sous la même propriété, soit, et cela revient au même, à travers d’importants échanges de participations conjointes aux investissements. Un autre facteur important, naturellement, est le marketing excessif à l’échelle mondiale, ce que nous avons déjà mentionné plus tôt.
Quel développement spectaculaire pourrait survenir si nos propositions devenaient réalité ? Nous avons déjà indiqué qu’il est peu probable que des superproductions sortent encore. Sans le bouclier protecteur du droit d’auteur, sans le contrôle monopolistique du marché et sans la possibilité d’inonder le marché en marketing, il y aura moins d’intérêt pour des investisseurs à mettre leur argent dans de tels projets.
Avec le système des superproductions, le taux de succès est bas : un film sur dix fait du bénéfice, mais dans des proportions exceptionnelles. Sans les superproductions, nous pensons que ce taux pourrait atteindre quatre sur dix. Le film à succès occasionnel pourrait ouvrir la route à plusieurs bons succès. Avec la réduction substantielle des risques liés à la réalisation d’un film, l’extrême concentration des installations de production ne serait plus nécessaire. Les principaux studios pourront être et seront remplacés (en raison de la législation sur l’antitrust culturel) par des installations de production plus modestes, des sociétés plus petites ou de taille moyenne. Bien sûr, d’un point de vue économique, c’est une transition formidable – bien que ce soit peut-être moins drastique qu’il ne le paraît, au point que l’apogée des principaux studios d’Hollywood semble être révolue.
En pratique, deux types de films seront alors réalisés. Des films coûtant quelques millions d’euros, ou peut-être un peu plus, et des films avec un budget plus modeste quelque part entre vingt et soixante-dix mille euros. Comment ces deux types de films peuvent-ils être amortis ?
Nous devons être honnêtes et admettre que les producteurs de films qui reviennent à quelques millions d’euros ne récupèreront pas directement leurs investissements. Ce serait possible sous les nouvelles conditions du marché – après tout, ce ne sont pas des sommes extraordinaires pour un marché dans lequel aucun acteur dominant n’opère, mais nous n’en sommes pas à ce stade pour l’instant. Néanmoins, des centaines de millions de personnes vivent sur le marché européen, par exemple, et sont autant de spectateurs potentiels. Tout ce qu’il faut c’est une meilleure organisation de la distribution à travers ce continent. La Commission européenne pourrait jouer ici un rôle de soutien. Pour être plus précis, dans les termes du Traité d’Amsterdam, c’est une tâche qui s’adresse explicitement aux gouvernements, à la Commission et à l’Union européennes. N’oubliez pas qu’il n’y aurait plus du tout de superproductions sur le marché, mais davantage de place et de curiosité pour une grande variété de films. Ceci augmente les chances de récupérer l’investissement plus facilement.
Avec les livres et la musique, nous avons vu qu’il y avait différentes occasions où les artistes et les producteurs pouvaient raisonnablement récupérer leurs investissements ainsi qu’un profit convenable, sans prendre trop de risques. De nos jours, pour les films du segment intermédiaire, il existe un trop grand risque qu’ils soient copiés, ne laissant aucune chance de recette au créateur ou au producteur. Nous devons admettre que trouver une solution pour cette situation a été la partie la plus difficile de notre étude et nous serions ravis d’échanger nos trouvailles contre d’autres qui seraient meilleures.
Si un film, en effet, peut être copié si facilement alors qu’un certain temps est nécessaire pour amortir son coût, alors nous ne pouvons arriver qu’à une seule conclusion : pendant cette période, le film devrait être dans une phase de protection, une durée pendant laquelle il peut avoir une longueur d’avance sur les autres intervenants du marché. En d’autres termes, une courte période durant laquelle le produit cinématographique peut être exploité exclusivement par le marché, plus ou moins protégé des autres.
Pourquoi serait-ce nécessaire ? Si le film ne peut pas être exploité quelque temps sans encombre, alors le scénario impliquerait que personne n’oserait plus prendre le risque de produire de films. Les cinémas et les studios de télévision seraient alors sans aucune ressource. Par conséquent, certains intervenants ont un intérêt à ce que le marché soit régulé à un certain niveau afin d’assurer un flux de production continu.
On peut imaginer que ces parties conviendraient d’un arrangement mutuel qui pourrait être régi par un contrat privé ou une loi. Peu importe ce qui est choisi comme référence pour le type d’arrangement le plus courant dans le pays concerné. L’arrangement (exclusif entre les parties prenantes) pourrait formaliser un accord entre les parties afin que le paiement soit cantonné aux usages du film. Il pourrait s’étendre sur un terme de six mois (mais le terme peut varier en fonction du type de film). Au-delà, chaque film serait disponible gratuitement. Cet accord est établi sur la base d’un objectif défini clairement : assurer un approvisionnement suffisant dans la catégorie des films un peu plus élaborés, ce qui couvre un intérêt social général, c’est-à-dire la disponibilité d’une grande variété de films dans cette catégorie. Le public est une partie directement intéressée ; il veut pouvoir avoir un choix régulier dans une nouvelle gamme.
Vous vous doutez sûrement que nous avons longuement examiné et débattu la question de savoir si ce que nous sommes en train de proposer pourrait être considéré comme un droit d’auteur. Notre conclusion a été négative. Il y a quelques différences frappantes. La première est qu’il n’y a aucun propriétaire qui pourrait empêcher que le film soit modifié. Ce qui est plutôt fondamental. Dans notre scénario, la matière même du film peut être réarrangée par quiconque le voudrait. N’importe qui est libre de remixer. Dans le monde du droit d’auteur, prendre de telles libertés serait considéré comme un sacrilège. Nous souhaitons au contraire encourager l’adaptation. Le film récemment réarrangé peut, à son tour, être l’objet d’un accord entre les producteurs d’un côté et les studios de télévision ou de cinéma de l’autre.
En substance, c’est la différence principale avec ce que représente le droit d’auteur. Dans notre approche, il y a une seconde différence : tout le monde est libre de projeter le film dans n’importe quel contexte. Avec le droit d’auteur, le propriétaire a un grand degré de liberté sur le contrôle des conditions sous lesquelles le film est diffusé. Avec nous, ce droit de prohibition n’existe pas.
Ici chacun pourrait objecter que cela crée une situation d’exclusivité même si c’est seulement temporaire. Alors est-ce ou non du droit d’auteur ? Selon notre point de vue, non, mais un grand débat sur le sujet n’est pas à rejeter. Nous ne devons pas oublier le fait que non seulement nous avons aboli les droits d’auteur, mais nous avons aussi transformé le marché en un terrain où tous les acteurs jouent suivant les mêmes règles. Ce qui constitue une intervention plutôt radicale.
Il est difficilement concevable qu’il puisse y avoir un moyen d’empêcher la circulation de films dans le domaine du numérique. Comme nous l’avons dit plus haut, les vrais fans respecteront le producteur et paieront probablement pour les films, pendant que d’autres ne feront que profiter. Les besoins pour la mise en œuvre de l’accord que nous proposons ne sont pas complexes. La clé est la création d’une chambre de compensation. Les films sont divisés en catégories selon leur coût, les cinémas et les chaînes de télévision auxquels ils sont destinés. Calculer ensuite ce qui doit être payé et en effectuer le règlement est alors relativement simple.
Naturellement, il y a une importante réflexion à mener afin que de tels arrangements fonctionnent internationalement. Imaginez un système d’échanges multilatéraux, par exemple. Les films pourront être amenés à circuler entre les pays beaucoup plus qu’aujourd’hui. Il n’y aurait plus de produits cinématographiques lancés simultanément partout dans le monde avec un déferlement d’opérations marketing. Ceci pourrait fournir l’opportunité à d’autres cultures cinématographiques de toucher de nouveaux publics.
Dans la mesure où la production et la projection seront entièrement numériques, les cinémas pourront davantage proposer des programmations thématiques. Ils n’auront plus besoin d’attendre que la copie devienne disponible. Les producteurs, également, n’auront plus à compter les centimes avant de décider combien de copies ils devraient faire. Leur nombre peut maintenant devenir infini. Et il n’y a plus besoin de s’inquiéter au sujet d’un producteur intégré verticalement à des centaines si ce n’est à des milliers de cinémas grâce à la numérisation : il serait capable de commercialiser une superproduction inattendue encore plus facilement que cela ne l’est actuellement. Dans notre modèle, comme nous le disions, il n’y a plus d’intégration verticale.
Nous avons brièvement indiqué précédemment que, tout particulièrement en Europe, la plupart des films coûtant plusieurs millions d’euros ne peuvent être réalisés que grâce à des contributions extérieures. Si nos propositions fonctionnent correctement – ce que nous espérons – alors beaucoup de films deviendront rentables dans les nouvelles conditions du marché. Ils n’auront besoin d’aucune subvention, mais les gouvernements devront rester vigilants : il y aura toujours des films de certains genres qui ne seront jamais rentables, même dans un marché bâti sur un principe d’égalité. Si l’on considère indispensable la diversité culturelle, il devrait toujours être possible de produire de tels films à l’aide de subventions.
Nous nous rendons bien compte qu’il y a peu d’institutions financières dans les pays pauvres pour assurer un tel soutien. Prendre en charge un festival avec les équipements nécessaires est déjà beaucoup demander, mais ce seul fait montre que la société est activement impliquée dans le développement d’un climat favorable aux films. Par ailleurs, la normalisation du marché – pour les films, aussi – créée de meilleures conditions pour les réalisateurs amateurs.
Nous mentionnions plus haut que, une fois les superproductions disparues, deux catégories de films existeraient. Nous avons discuté des chances favorables pour les films à plusieurs millions d’euros de budget. Mais il y aura également une rapide augmentation des films ne coûtant que quelques milliers d’euros. En effet, les équipements de tournage coûtent moins cher chaque jour, alors que leur qualité augmente toujours plus. Un exemple parmi d’autres est le film Love Conquers All, par la réalisatrice malaisienne Tan Chui Mui, qui a remporté son premier prix au Festival international du film de Rotterdam en 2007 et a coûté environ 20 000 euros. Ce n’est pas une exception. Au Nigéria, des milliers de films sont réalisés chaque année avec des budgets similaires.
Bien sûr, nous parlons d’un autre genre de films que ceux auxquels nous sommes habitués… mais nous devons mettre ce « nous » en perspective. Il y a des millions de personnes à travers le monde pour qui il s’agit bien d’un film. Elles ne sont pas familières avec les structures narratives autres que celles développées dans ces genres cinématographiques. Par ailleurs, l’environnement dans lequel ces films sont montrés et la façon dont ils sont appréciés ou rejetés sont aussi en train de changer.
Le type de risque assumé par le producteur présente quant à lui différents aspects. Les acteurs et l’équipe technique peuvent être payés selon un montant forfaitaire pour leur contribution, mais alternativement, ils peuvent partager la charge du risque eux aussi : leur revenu dépend alors du succès du film, et il est donc souhaitable qu’ils aient une projection fiable du succès escompté.
Ainsi, différents modèles économiques sont à l’œuvre. Au Nigéria, un producteur travaille généralement sur beaucoup de films chaque année, soit en même temps, soit successivement. Un film est tourné et monté en quelques semaines. Le producteur possède un réseau de représentants à travers le pays, qui vend des dizaines de milliers – et parfois même des centaines de milliers – de vidéos en l’espace de quelques jours. Cela donne un délai d’exploitation au producteur et une longueur d’avance sur tous les resquilleurs possibles.
Selon notre approche théorique, un pareil réseau vertical plus ou moins intégré amène à une domination excessive du marché. Ici, par contre, nous doutons que ce soit le cas. Il y a beaucoup de fournisseurs différents, avec leurs propres réseaux, qui sont prêts à supprimer cette domination. Qui plus est, après quelques semaines, un tel film a déjà dépassé sa date limite. Le marché est alors saturé avec des tonnes de nouveaux films, déjà annoncés dans les précédents. De cette façon, ils deviennent les épisodes d’un grand scénario épique (non planifié, d’ailleurs), ils répondent souvent aux questions du moment, et y contribuent à leur tour !
La donation peut aussi être une source de financement pour de tels films bon marché9. Selon la réputation du réalisateur, les fans, ou les « croyants » selon les termes de SellaBand, peuvent ainsi rassembler la somme nécessaire.
De cette façon, un film peut être vendu à travers les réseaux, comme au Nigéria. Et si ces réseaux n’existent pas encore, les construire est une tâche formidable. De plus en plus de festivals et d’évènements similaires peuvent aussi servir de points de vente adéquats. La vente sur Internet, elle, peut s’avérer plus efficace dans la mesure où les fans payent parce qu’ils se sentent engagés avec le réalisateur. Un autre modèle est celui où un réalisateur espère percer sur YouTube, MySpace et les sites équivalents. Dans ce cas, les gains peuvent être considérables car ils bénéficient des revenus publicitaires associés.

4.5 Arts visuels, photographie et design

En général, on suppose que l’essentiel des productions dans le secteur de la culture se trouve dans les domaines de l’audiovisuel, du cinéma, de la musique et des livres. Il ne faut pourtant pas oublier qu’un volume décisif se retrouve aussi du côté des arts visuels, du monde du design et de la photographie. Les salles de vente aux enchères Christie’s et Sotheby’s et les grandes agences de design qui opèrent au niveau mondial en sont les premiers exemples. Il y a de même les réseaux de galeries ayant pignon sur rue et leurs connexions avec les musées, les acheteurs et collectionneurs institutionnels.
Dans ces segments culturels, on peut se demander tout aussi sérieusement s’il existe des formes de domination du marché qui rendent le terrain de jeu inégal. En préalable, les secteurs du visuel doivent être plus transparents. Quelles connexions horizontales et verticales peuvent alors être observées, qu’elles soient formelles ou informelles, définies par contrat au cas par cas ? Nous comprenons très bien qu’il soit difficile de conserver le contrôle de ce champ d’activité, en partie à cause de l’opacité voire de l’invisibilité des méthodes de commerce utilisées10.
Néanmoins, l’intérêt public est en jeu lorsqu’il s’agit d’empêcher le marché d’être obstrué par les activités des forces dominantes : une chance raisonnable doit être offerte à une variété d’œuvres et de styles émanant de différentes entreprises. Il ne devrait pas non plus y avoir de raison justifiant une différence de prix considérable pour une même œuvre. Il serait plus acceptable, socialement et culturellement, que les différences scandaleuses de revenus dans ce secteur soient largement aplanies. Nous devons bien sûr garder mesure en toutes choses. Comme nous l’avons dit, des études approfondies du marché et de son comportement constituent un pré-requis.
Pour commencer, cet aspect de la régulation du marché des arts visuels et du design, en appliquant certains principes de la loi sur la concurrence et les régulations en matière de propriété, dépasse la simple question du droit d’auteur.
Certes, œuvres visuelles et créations du design sont vendues sur le marché, et si ce dernier est à libre concurrence, alors l’offre et la demande peuvent être rapprochées de manière égale et des prix « normaux » peuvent être atteints, ni trop exorbitants ni trop dérisoires. C’est seulement lorsque des transactions ont eu lieu que le droit d’auteur commence à jouer un rôle. Voyons si, et dans quel contexte, cet instrument est réellement nécessaire.
Le premier cas qui vient à l’esprit est le droit de suite, ou royalties de revente. Il s’applique dans certains pays pour garantir que l’artiste initial profite de la valeur ajoutée générée par la revente de son œuvre. L’idée sous-jacente est que les artistes vendent souvent à bas prix lorsqu’ils sont encore inconnus et ne reçoivent rien lorsque leur œuvre est revendue une fois qu’ils sont devenus plus célèbres.
Il existe différentes objections à ce système. Certains pays refusent de l’introduire dans leur arsenal législatif, ce qui les rend plus attirants pour les commerçants. Dans les pays où le droit de suite existe, le commerce de l’art est par conséquent plus lent et défavorise de nombreux artistes : l’endroit où leur travail est le plus susceptible d’être vendu n’est pas celui où se trouve l’argent.
D’un autre côté, un artiste dont le travail rapporte beaucoup à la revente a sans doute un bon niveau de vie. Les prix élevés pour ses œuvres de jeunesse contribuent à sa réputation et impliquent probablement de meilleurs prix pour ses œuvres actuelles. Nous ne sommes pas prêts à donner des bonus à des fabricants de meubles ou à des architectes sous prétexte que leurs créations sont cotées, n’est-ce pas ? Mais nous sommes naturellement tout à fait conscients qu’il existe une différence entre l’artisan et l’artiste. Le droit de suite est une idée qui n’est pas défendue sans motif ni raison. Néanmoins, nous pensons qu’une tradition devrait se développer, une règle de courtoisie selon laquelle on consulte toujours l’artiste lorsqu’il existe une différence étrangement démesurée entre le prix de vente initial et le prix de revente. Sous peine de honte et de dégradation de leur réputation, le nouvel acquéreur et le vendeur devraient ressentir l’obligation sociale et tacite de garantir qu’une partie du prix du nouvel achat soit destiné à l’artiste.
En conséquence, les principes et le système du droit de suite se sont développés à un moment où les œuvres d’art changeaient de main pour des sommes extravagantes alors que l’artiste était toujours en vie. Nous avons déjà montré que ces montants insensés appartiendraient au passé une fois les marchés normalisés comme nous le suggérons. Qui plus est, en automne 2008, les prix se sont effondrés en l’espace de quelques semaines, résultat de la crise économique.
Dans un autre registre, les droits moraux de l’auteur jouent un rôle significatif dans les secteurs visuels. Serait-ce un problème si ces droits n’existaient plus ? À ce sujet, nous basons largement notre scénario sur les conclusions du spécialiste en économie culturelle Bruno Frey11. Tout d’abord, dans le passé – et aujourd’hui dans de nombreuses cultures – imiter ou copier une œuvre était une pratique totalement acceptée. Les artistes se formaient de cette manière et, par conséquent, il y avait une demande pour un marché de la copie. Les gens payaient et continuent à payer pour cela : les imitations placent l’original à la portée de nombreuses personnes, une multitude qui ne pourrait s’offrir de telles œuvres.
L’artiste en bénéficie, puisque cela assure la promotion de son nom et permet à ses nouvelles œuvres d’être vendues à des prix plus élevés. Il n’est pas difficile d’imaginer que plus l’imitation est bonne, plus elle est liée au nom de l’artiste, et plus important sera le profit. Un autre argument en faveur de la copie est la formation des capacités artistiques. Construire sur l’œuvre de prédécesseurs fournit de l’espace à l’expérimentation et à une nouvelle créativité. Si cela est interdit, tous les artistes seront condamnés à créer quelque chose de radicalement nouveau, ce qui est évidemment impossible et conduit à innover uniquement pour le plaisir de l’innovation. Cette situation serait appauvrissante d’un point de vue artistique, et illusoire quant au potentiel d’innovation. Nous avons déjà vu que l’interdiction du sampling12, fondé sur le droit d’auteur, a pour effet de rendre moins intéressantes de nombreuses œuvres musicales.
Naturellement, les bonnes imitations provoquent beaucoup de confusion. Avez-vous acheté l’original ou une contrefaçon ? Dans de nombreuses cultures, il s’agit là d’une question totalement ridicule. Vous aimez l’œuvre ou vous ne l’aimez pas. Point. Aux yeux des occidentaux, la réponse à cette question est que nous devons être plus vigilants. Or, si vous pensiez disposer de l’original et qu’il s’avère n’être en fait qu’une copie, devient-elle soudainement moins belle ? Un avantage supplémentaire à cette possible confusion est qu’elle peut contribuer à une baisse importante des prix – exorbitants – des marchés de l’art. Après tout, vous ne savez jamais si vous êtes en train d’acheter l’original. Ce serait une grande bénédiction pour l’humanité si un artiste était capable de copier à la perfection l’une des peintures de tournesols de Vincent Van Gogh. Nous n’en aurions pas une seule, mais plusieurs… et vous ne pouvez pas avoir trop d’exemplaires de cette œuvre merveilleuse.
De notre point de vue, toutefois, il est injuste de prétendre par l’imitation qu’un artiste a produit une œuvre lorsque ce n’est pas le cas. Par exemple : un artiste peint un tableau rappelant l’œuvre de Paul Klee qui, lui, n’a jamais produit un tel tableau. Dans ce cas, il devrait être indiqué que le tableau s’inspire de l’œuvre de Paul Klee mais qu’il n’a en fait jamais été peint par lui. Quiconque viole une règle aussi basique commet, à notre avis, un acte illégal et injuste. Nous sommes curieux de savoir si un tribunal penserait la même chose.
Un autre cas qui devrait être discuté est le dommage réel causé à une œuvre visuelle par un autre artiste. Un exemple concret éclairera ce que nous voulons dire. Le 19 juillet 2007, l’artiste Rindy Sam a embrassé une peinture intégralement blanche de Cy Twombly. Ce baiser fut donné lors d’une exposition de la collection Lambert à Avignon. Il n’y avait aucune coïncidence dans le fait que Rindy portait un rouge à lèvres rouge, ce qui a modifié la toile de manière radicale. Elle a dit pour s’expliquer qu’il s’agissait pour elle d’un acte d’amour : l’œuvre réclamait un achèvement (Le Monde, 28 Juillet 2007). Peu importe que cet acte ait pu paraître créatif ou inspiré, il ne change rien au fait que la peinture a été sérieusement endommagée et pourrait bien être impossible à restaurer intégralement. Si quelqu’un modifie un texte ou une mélodie, par exemple, cela ne détruit pas l’œuvre originale. C’est différent pour les œuvres uniques comme en peinture. Ainsi, nous pensons que si quelqu’un souhaite critiquer une œuvre inachevée parce que, par exemple, il pense qu’elle serait meilleure avec une impression de lèvres rouges, il n’existe pas d’autre possibilité que de repeindre le tableau sur une autre toile, en incluant cette modification. On devrait alors indiquer que l’œuvre est basée, par exemple, sur telle ou telle peinture de Cy Twombly.
Jusqu’à quel point pouvons-nous accepter les reproductions des arts visuels sous forme de carte postale ou en grand format ? En principe, une fois le droit d’auteur aboli, il n’y a pas d’obstacle. Il faut nous rappeler que l’entrepreneur qui fait cela n’est plus − et ne peut pas être − un acteur fort du marché, et qu’il est encerclé par de nombreux autres qui pourraient aussi réaliser et vendre ces reproductions. Il est important de souligner que la rétribution de l’artiste pendant une certaine période fait partie des bonnes pratiques de commerce et qu’un manquement serait sanctionné par des dommages à la réputation. À nouveau, dans les faits, une telle situation est difficilement imaginable. Qui sait comment esprits et pratiques pourraient changer si les outils d’application légaux n’étaient plus disponibles ?
Nos réflexions précédentes s’appliquent-elles aussi aux logos et aux emballages de produit, par exemple ? Nous le pensons. Pourquoi, en effet, de tels dispositifs sont-ils déployés ? Pour distinguer les activités commerciales d’une entreprise de celles des autres. En l’absence de droit d’auteur, n’importe qui pourrait utiliser un logo existant, ce qui ne semble pas très pratique, puisque vous ne pourriez alors pas vous distinguer des autres. De plus, une vingtaine ou une trentaine d’entreprises pourraient utiliser le même logo, ce qui limite les risques de plagiat du logo entre entreprises. Néanmoins, nous n’excluons pas à cent pour cent de tels scénarios.
Faut-il le déplorer ? Nous avons l’intuition que ce ne serait pas une si mauvaise chose si l’on prenait ce risque. De nos jours, notre appréciation de la qualité d’un produit dépend trop largement du logo du fabricant. Est-ce raisonnable ? Un peu plus de réflexion personnelle pourrait nous éclairer sur la nature exacte du produit en question, comment il est fabriqué et comment il nous est parvenu. Réduire notre dépendance à la marque et au logo de façon significative serait un bénéfice pour la formation de notre esprit critique13.
Avec les mini études de cas de ce chapitre, nous avons essayé de donner une idée de la manière dont fonctionneraient les marchés dans un monde sans droit d’auteur ni domination du marché par quiconque. Bien entendu, c’est un exercice très prétentieux… mais nous n’avons aucune prétention. Il ne s’agit que d’une introduction avec un double objectif. D’abord, savoir si nous sommes capables de nous détacher du statu quo. Est-ce une vraie alternative ? Ensuite, les interprétations que nous donnons aux mini études de cas peuvent devenir autant d’hypothèses de travail pour des recherches plus approfondies.


5. NdT : considérons-le comme tel, à partir de maintenant, pour les besoins de l’argumentation.
6. NdT : Il s’agit d’un système similaire à MyMajorCompany en France.
12. NdT : l’échantillonnage musical.
13. NdT : il faudrait ajouter à cette analyse la notion de droit des marques qui permet de contrôler l’association d’un signe distinctif (verbal, figuratif ou semi-figuratif) avec un produit ou service. Cette notion se cumule en effet au droit d’auteur qui permet pour sa part de contrôler la représentation ou reproduction du signe lui-même dès lors qu’il serait aussi une œuvre (cf. B. Jean, Option libre. Utiliser les licences libres en connaissance de cause, coll. Framabook, à paraître).

Licence Creative Commons Zero

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