Un monde sans copyright... et sans monopole
Chapitre
2
Alternatives insatisfaisantes et pires


2.1 Immense et indésirable

Maintenant que le droit d’auteur a pris des proportions aussi immenses qu’indésirables, il n’est pas surprenant que sa crédibilité et sa légitimité soient remises en question. Il est donc naturel de chercher une alternative.
Pour ce chapitre, nous avons analysé plusieurs solutions visant à changer le droit d’auteur. La première est proposée par des intellectuels et des militants qui souhaitent un retour aux usages du passé. Selon eux, le droit d’auteur n’est pas une si mauvaise idée dans son principe, mais il est devenu complètement incontrôlable. La devise est : ramenons tout ceci à des proportions raisonnables.
La seconde concerne le souhait exprimé par les sociétés non occidentales que leur culture traditionnelle et leur folklore soient protégés du pillage occidental. Leur objectif est d’ajouter une variante collective là où les droits sur la propriété intellectuelle ont un caractère individuel.
La troisième approche se focalise sur diverses formes d’impôt qui pourraient remplacer ou simplifier le système de droit d’auteur. Comment peut-on prélever ces taxes plus efficacement et comment peut-on redistribuer l’argent récolté plus équitablement ? De plus en plus de critiques soulignent la manière dont les organismes de droit d’auteur fonctionnent et leur tendance bureaucratique qui occasionne tant de dépenses en frais de fonctionnement.
Une quatrième variation au droit d’auteur actuel se divise en deux voies totalement différentes, voire opposées. Leur point commun est qu’elles cherchent toutes deux à introduire des réglementations basées sur le droit des contrats, de sorte que l’actuel système de droit d’auteur devienne moins important ou même disparaisse. L’utilisateur potentiel d’une œuvre artistique se voit proposer un contrat qui stipule de quelle manière l’œuvre peut être utilisée ou non. L’introduction du système de gestion des droits numériques imposera l’adhésion de tous ; du moins, telle est l’intention.
Mais en quoi ces deux voies divergent-elles ? La première s’exprime à travers l’organisation Creative Commons, avec pour objectif d’optimiser l’accessibilité publique des œuvres artistiques. C’est dans ce but qu’a été créée une gamme de licences qu’on « attache » à une œuvre, tout en maintenant la propriété privée de l’œuvre par le biais du droit d’auteur ; mais il s’agit toujours de contrats. La seconde voie a été conçue par les grands groupes culturels. Ils accablent leur public de conditions restrictives basées sur un système strict de contrats et de licences.
Évidemment, les idées concernant le droit d’auteur se sont dispersées dans de multiples directions, en partie sous l’influence du monde numérique. Les grandes entreprises culturelles ne demandent pas mieux que de réguler, gérer et contrôler l’usage des œuvres artistiques dans les moindres détails. D’autres intervenants revendiquent l’exact contraire, comme les intellectuels détracteurs des droits d’auteur ou les défenseurs de Creative Commons. Ceux-là voudraient réduire l’importance du système de droit d’auteur et promouvoir l’idée que l’intérêt public reprenne une place significative.
Telles sont les alternatives qui ont été énoncées et mises en pratique. Enfin, il y a les millions d’autres personnes qui continuent à faire comme si les droits d’auteur n’existaient pas, qui téléchargent dans un sens ou dans l’autre comme bon leur semble, au grand dam des industriels qui, au-delà des condamnations qu’ils réclament, consacrent beaucoup d’énergie à ancrer l’idéologie du droit d’auteur dans les mentalités. Mais est-ce efficace ? Pas vraiment. Il semble qu’aucune forme d’éducation ou de propagande ne puisse régler le problème1.

2.2 Retour dans le passé

Les critiques du droit d’auteur tendent souvent à conclure qu’il a pris une trop grande ampleur : la période de protection est trop longue et procure trop d’avantages au bénéficiaire. On peut reprocher de même que les citoyens ont partiellement perdu leur droit à un usage raisonnable, comme le droit de citation. Aussi, théoriquement, ces observations rejoignent certains – sinon beaucoup – des arguments présentés dans le chapitre précédent.
Mais ceci n’empêche pas de penser que le système peut être ramené à des proportions normales et tout à fait pertinentes dans le monde numérique. Dans ce cadre, il se peut que la copie et la distribution d’une œuvre ne coûtent presque rien, mais il reste toujours à la créer et à la produire. Elle nécessite d’être perfectionnée par un éditeur ou un réalisateur et il faut la faire connaître au monde extérieur. Tout ceci a un coût qui doit, au minimum, être amorti d’une manière ou d’une autre. Ne devrions-nous pas redouter que, sans le droit d’auteur, des éditeurs ou des producteurs peu scrupuleux ne s’emparent de certaines œuvres sans que leurs auteurs ou, par exemple, leurs éditeurs d’origine n’aient de recours ?
Comment ces critiques peuvent-elles envisager que le droit d’auteur puisse être remis sur les rails ? Diverses propositions sont avancées. Premièrement, en réduisant drastiquement les termes de la protection : certains suggèrent une durée de vingt ans2, d’autres proposent cinq ans extensibles à un maximum de soixante-quinze ans3, d’autres encore proposent quatorze ans extensibles une fois (The Economist, 30 Juin 2005). Ces durées sont basées sur des calculs, mais aussi sur des estimations : pendant combien de temps le véritable auteur peut-il espérer bénéficier d’un revenu raisonnable à partir de son travail ? Même question pour le producteur, afin d’amortir ses coûts. À l’évidence, ces estimations varient considérablement.
Deuxièmement, certains voudraient que le principe d’usage raisonnable retrouve la place qu’il mérite. « Usage loyal » (fair use) est la terminologie américaine. En Europe, ce point juridique fait référence aux exceptions et restrictions statutaires qui représentent l’intérêt de la société à conserver le savoir et la créativité comme des éléments constitutifs, car ils se sont accumulés au cours du temps grâce aux efforts fournis dans la société en question. L’objectif de ce principe est de permettre au savoir et à la créativité de se développer davantage sans être totalement privatisés. Initialement, c’est cet équilibre que le droit d’auteur a pour vocation d’assurer : il y a des créateurs et des producteurs qui ont un intérêt légitime à ce que leurs œuvres engendrent un profit, mais la société doit également pouvoir accéder à ces œuvres de manière satisfaisante.
Un point qui a été mis en évidence ces dernières années est qu’un grand nombre d’œuvres sont « devenues orphelines ». Qu’est-ce à dire ? Des quantités phénoménales de livres, d’œuvres musicales, d’images et de films sont toujours soumises au droit d’auteur. Elles ne sont pas encore tombées dans le domaine public. Dans le même temps, néanmoins, il existe de nombreux cas où aucun propriétaire n’exploite l’œuvre commercialement, ou bien le propriétaire ne sait même pas qu’il possède une œuvre soumise au droit d’auteur. Or, le délai de protection du droit d’auteur est devenu si long que des centaines de milliers d’œuvres sont hors du domaine public et personne n’a la possibilité d’en faire usage, quel que soit le but, sans risquer une lourde sanction. Mais la plupart du temps, personne n’a plus le moindre intérêt à exploiter commercialement ces œuvres ni à préserver l’intégrité de la création artistique. On qualifie ces œuvres d’orphelines. En d’autres termes, une proportion non négligeable de notre héritage culturel a été condamnée à hiberner.
Le moins que l’on puisse dire est que cela pose problème. Peut-on faire quelque chose pour y remédier ? En janvier 2006, le bureau américain du droit d’auteur (US Copyright Office) a publié un rapport sur l’ampleur du phénomène et a décrit des solutions envisageables. Le système que ce rapport préconise est celui de la responsabilité limitée. Cela signifie que les utilisateurs d’une œuvre présumée orpheline enfreignent toujours la loi sur les droits d’auteur, mais s’ils ont mené une « recherche raisonnable », alors ils ne peuvent pas être poursuivis si le titulaire des droits se manifeste. Sinon, le titulaire est en droit d’attendre une rémunération de la part de l’utilisateur de l’œuvre.
Mais vous vous demandez sûrement ce qu’est une « recherche raisonnable ». Pour autant que l’on puisse en juger, il s’agit d’une aventure périlleuse qui se déroule en plusieurs étapes. D’abord, il faut établir si l’œuvre est encore soumise au droit d’auteur. Tâche difficile, car la période d’application peut varier et, dans de nombreux cas, la fin de cette période dépend de la date de décès de l’auteur. Par ailleurs, il est souvent délicat, voire impossible, de retrouver la trace des auteurs ou d’autres titulaires des droits. Quand une œuvre n’est plus disponible dans le commerce, se procurer les informations biographiques est un véritable défi, et même si l’on parvient à trouver des indications sur l’auteur, l’éditeur ou le distributeur, ce n’est alors pas suffisant pour identifier exactement qui détient les droits : l’auteur peut les avoir transférés à une tierce partie. Qui plus est, les droits d’auteur possédés par une entreprise peuvent simplement être tombés dans l’oubli et, si cette entreprise a fait faillite ou a été rachetée, la recherche raisonnable se complexifie d’autant plus : qu’est-il arrivé aux droits d’auteur4 ?
En janvier 2006, un nouveau parti politique suédois nommé le Parti Pirate (Piratpartiet), a été fondé par des citoyens qui se sentaient de toute évidence mal à l’aise avec l’évolution contemporaine du droit d’auteur. Ils n’ont pas gagné de siège au parlement5, mais leur parti a tout de même bénéficié de quelques dizaines de milliers de votes aux élections. Contrairement à ce que son nom laisse entendre, ce parti n’est pas favorable à une abolition des systèmes de brevets ou de droits d’auteur, mais il affirme « que les droits d’auteurs doivent connaître un retour aux sources. Partager des copies, ou, d’une autre manière, diffuser ou utiliser des œuvres à des fins non lucratives, ne doit jamais être illégal puisqu’un tel usage raisonnable est bénéfique à toute la société. » (IHT, 5 juin 2006)
Le Parti Pirate a soudain connu une forte exposition médiatique et un afflux de membres quand, en juin 2006, juste avant les élections, la police suédoise a fait cesser l’activité de Pirate Bay, un site d’échange musical suédois extrêmement populaire. Cela a fait du grabuge. Rapport, une émission télévisée suédoise d’information, a mis les pieds dans le plat en affirmant que l’offensive sur Pirate Bay était le fruit d’une pression exercée directement par les États-Unis sur les autorités suédoises, alors que l’équivalent suédois du Procureur de la République avait déjà conclu que le dossier contre Pirate Bay était trop léger pour justifier une telle action. Le gouvernement suédois a immédiatement démenti cette accusation. Depuis, en 2009, un tribunal suédois a condamné les propriétaires de Pirate Bay.
Les critiques soulignent ce point important : les pays n’ont plus la liberté de gérer le droit d’auteur comme ils l’entendent. Ils sont plus ou moins forcés de mettre en place les procédures standard basiques, comme convenu dans les accords ADPIC (cf. chapitre 1)6. Peter Drahos décrit ce problème comme suit : « Les états développés d’aujourd’hui avaient une grande liberté de conception quant à la réglementation de la propriété intellectuelle ». Le régime d’échange de l’OMC a retiré aux états cette « liberté de conception »7 tellement importante pour les pays qui en sont à différents stades de développement et devraient par conséquent avoir toute latitude pour accéder aux sources de connaissance dont ils ont désespérément besoin pour leur développement.
C’était pourtant le cas il y a bien longtemps. Au XIXe siècle, par exemple, les pays occidentaux ont évolué sur le plan économique et technologique en faisant usage de connaissances librement accessibles. Aujourd’hui, ils se détournent de ces pratiques et demandent aux pays en voie de développement de se plier à des contraintes qui rendent difficile, sinon impossible, leur propre développement : les pays pauvres doivent se débrouiller sans pouvoir accéder librement aux types de connaissances qui ont rendu jadis possible la croissance en Occident. Ces savoirs ont été confisqués, l’accession leur en est impossible faute de moyens d’acquérir des droits d’accès, toujours en supposant qu’on leur ait donné au préalable la permission d’acheter et d’utiliser ce savoir.
C’est pour ces raisons que Peter Drahos propose la création d’un accord-cadre international sur l’accès au savoir, qui se baserait sur la structure des droits de l’homme :
« car comme le régime de propriété intellectuelle, ils sont mondialisés. La structure des droits de l’homme est également le bien de la communauté internationale qui se rapproche le plus d’une ressource commune de valeurs qui pourraient servir de guide pour les questions d’accès et de propriété en matière de connaissance… Le projet d’accord proposerait le principe selon lequel les gouvernements ont le devoir, par respect des droits de l’homme, de réguler la propriété d’une manière qui promeuve les droits et les valeurs élémentaires de leurs citoyens. »8
Pour énoncer le problème en termes plus généraux :
« Un traité sur l’accès au savoir offre aux pays en voie de développement une chance de mettre en place une gouvernance nodale, ouverte sur le plan épistémologique et adaptée à leurs besoins, contrairement à l’actuelle forme de gouvernance, qui est épistémologiquement fermée, inadaptée aux besoins voire néfaste. »9
«Dans sa proposition, Peter Drahos parle principalement d’accès au savoir, mais ses idées au sujet d’un tel accord-cadre sont bien sûr également pertinentes en matière d’expression culturelle.
Nous considérons que la tentative de donner au droit d’auteur une approche humaniste est d’une valeur inestimable et qu’elle est indispensable dans le champ d’un débat critique que l’on ensemence si peu. Il est important de ne faire aucun secret de la puissance potentielle du système, mais d’imprégner le débat public de la nécessité de porter un jugement sur l’état actuel et insoutenable des choses : après tout, il s’agit des artistes, il s’agit du domaine public.
Néanmoins, nous redoutons que ces critiques ne visent pas le problème principal ni la situation dans laquelle nous nous trouvons maintenant, au début du XXIe siècle. Bien que plusieurs propositions visent à raccourcir la durée du titre de propriété, nous sommes toujours confrontés au fait que l’expression artistique possède un propriétaire. Dans le précédent chapitre, nous insistions sur le fait que cette situation est inacceptable pour la communication sociale ou le débat critique. Dans le prochain chapitre, nous allons montrer qu’une telle situation exclusive de monopole n’est pas du tout nécessaire d’un point de vue économique.
De même, s’il faut atténuer largement la notion de respect du droit d’auteur, il est difficile de dire comment cela peut être réalisé sans engendrer de criminalité. Qui plus est, les priorités des missions policières ou analogues ne devraient-elles pas cibler davantage les problèmes qui nuisent réellement à notre société et à sa pérennité ? Le passage au numérique a bouleversé la donne de nombreuses façons. Reste-t-il une place pour une règle protectionniste telle que le droit d’auteur ? Dans la mesure où celui-ci n’a pas pour mission principale de procurer un revenu raisonnable aux artistes, il n’y a aucune raison de laisser perdurer ce système.
Pourtant, de nombreux intellectuels insistent sur le fait que le droit d’auteur est souvent cité comme un point essentiel, par exemple, dans la Déclaration des droits de l’homme ou dans divers traités humanistes. Ce n’est pas simplement un artifice occasionnel qu’on peut balayer d’un revers de la main. Il s’agit là d’une haute valeur morale, ce qui donne matière à réfléchir. Une seule question se pose : le concept de droit d’auteur est-il réellement mentionné dans ces documents ? La réponse est sans équivoque : non. L’article 27.2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, censé prouver que le droit d’auteur est un droit de l’homme, stipule :
« Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. »
Il n’y a pas un mot dans cet article à propos du droit d’auteur et aucune raison de l’interpréter ainsi. Les droits moraux d’un auteur peuvent être parfaitement honorés, par exemple, en adaptant l’œuvre de manière respectueuse ou même en la modifiant. Il faut faire preuve d’imagination pour interpréter ce texte comme un article prohibitif.
Nous avons également vu dans le premier chapitre que le système du droit d’auteur tel qu’il a existé en Occident pendant plus d’un siècle et demi ne fait rien – ou si peu – pour servir les intérêts matériels de la plupart des artistes ; et il existe de sérieuses raisons de se demander s’il peut faire quoi que ce soit pour les pays pauvres.
Ce serait aller un peu trop loin que de prétendre que l’article 27.2 confère une légitimité supplémentaire à l’existence du droit d’auteur. Plus encore, il n’est pas évident de prétendre que cet article y fasse explicitement référence. La Déclaration des droits de l’homme et les traités officiels de ce type sont là pour établir des principes de base et non pour les instrumentaliser.
Enfin, on trouve aussi des intellectuels qui aimeraient n’utiliser le droit d’auteur que pour garantir les intérêts financiers des artistes. Ils suggèrent que ces derniers ne devraient pas pouvoir transmettre leurs droits à une tierce partie et devraient conserver ces mêmes droits – et les revenus afférents – pour eux-mêmes, ce qui les rendrait moins dépendants des grands opérateurs culturels. La question est de savoir si le système du droit d’auteur peut être restreint de cette façon. La seule réponse possible est : non, on ne peut pas. Le système ne s’y prête pas. Après tout, c’est un droit de propriété intellectuelle et la propriété, par définition, est transmissible. Tout plaidoyer pour rendre impossible la transmission des droits est donc aussi un plaidoyer pour en finir avec le système des droits de propriété intellectuelle. Ceci nous mène vers un autre domaine du droit – mais certainement plus le droit d’auteur –, allant à l’encontre de nombreuses critiques qui souhaiteraient rénover le système pour en promouvoir les meilleurs aspects.

2.3 La propriété collective

En réalité, beaucoup de travaux sont produits collectivement ; le droit d’auteur – étant un droit individuel – n’est pas capable de traiter correctement ces problématiques. N’est-il pas temps de proposer une solution appropriée ?
Par exemple, certains artistes contemporains joignent leurs forces et organisent leurs activités ensemble. Un second exemple, et quantitativement le meilleur, est celui de tous ces artistes de cultures non occidentales modernes, pour qui l’appropriation individuelle de créations et de découvertes est un concept (culturellement) étranger. Prenons un troisième exemple : il y a ces cultures dont les traditions jouent encore un rôle dominant et qui fournissent un ensemble significatif d’orientations pour le développement de la créativité et de la connaissance.
Ce que ces artistes et cultures ont en commun, c’est la rareté, voire l’inexistence de l’appropriation individuelle du travail. Le droit d’auteur tel que nous le connaissons est donc hors de propos dans ces contextes. Une alternative doit-elle être discutée ?
Il n’y a pas grand-chose à dire à propos du nombre croissant d’artistes contemporains qui travaillent collectivement, particulièrement lorsque l’on parle des médias numériques. Généralement, il est impossible, et particulièrement pour les personnes extérieures, de dire qui a participé à quelle partie de l’œuvre. En revanche, dans l’environnement immédiat du groupe d’artistes en question, le nom de celui qui a eu une influence décisive dans une œuvre n’est pas un secret. Cela améliore sa réputation. De plus en plus d’artistes de ce genre ne prêtent aucune attention au droit d’auteur mais ne tentent pas de créer d’alternative collective non plus. Ils créent des projets, soit en commission, soit pour les vendre sur le marché. Une fois un projet vendu, ils en commencent un autre. Ils tirent leurs revenus du travail concret qu’ils produisent. Dans le quatrième chapitre, nous reviendrons sur le développement de ces nouveaux moyens de gagner de l’argent dans le secteur culturel.
Néanmoins, tout un chacun peut concevoir que ces artistes qui travaillent collectivement ne sont guère enclins à laisser d’autres personnes s’approprier leur travail et en réclamer les droits d’auteur. Ils recherchent donc des moyens pour se prémunir contre de telles formes d’appropriation. D’un autre côté, ils autorisent la réutilisation de leur travail, par exemple, pour des besoins non commerciaux. Creative Commons pourrait proposer ici une solution, dans la mesure où il est toujours question du système de droit d’auteur. Le principe de base est que l’auteur ne renonce pas à ses droits (car ses droits apparaissent, par définition, dès la création de l’œuvre). Il est ensuite plus ou moins permis aux autres personnes d’utiliser librement l’œuvre, sous certaines conditions. C’est ce que permet une des licences développées par Creative Commons.
Même si ces artistes ne sont pas intéressés par la détention de droits d’auteur, le fait même que ce dernier existe signifie qu’ils finiront par adopter ce modèle, au mieux dans une de ses versions éclairées. Comme l’appropriation privée existe incontestablement, elle ne peut être niée. La meilleure chose à faire est de jouer le jeu, mais avec ses propres règles.
Cependant, dans les pays développés non-occidentaux, qui sont généralement pauvres, voire très pauvres, le droit d’auteur fait face à un défi totalement différent. Dans le contexte de notre analyse, il est important de garder à l’esprit que le phénomène d’appropriation des expressions artistiques est inconnu ou joue un rôle très faible dans la plupart des cultures. Les pays non-occidentaux sont d’un seul coup confrontés à deux réalités.
D’un côté, il est possible pour les artistes de toucher des marchés plus étendus résultant de la modernisation de la société et des technologies associées. Les producteurs, entreprises du disque et autres intermédiaires, offrent leurs services et parfois aussi influencent le contenu des œuvres. Cette pratique ramène le droit d’auteur dans le débat.
D’un autre côté, ces pays n’ont pas le choix. Leur adhésion à l’OMC a impliqué la transposition des accords ADPIC dans leur législation10. Cette transition depuis un contexte où le droit d’auteur est inexistant vers un système complètement développé introduit d’énormes changements. Les œuvres qui appartenaient à la communauté et étaient disponibles pour tout le monde – peut-être guidées ou restreintes par certaines lois de la communauté – peuvent maintenant être réclamées par des artistes comme étant leur propriété individuelle et ne plus être utilisées ou adaptées librement par autrui. Seule l’idée de l’œuvre est accessible ; s’évaporent ainsi la réalité et la disponibilité pour tous des expressions collectives.
Dans le cas des brevets, il est simple de démontrer qu’un ensemble de connaissances locales, par exemple, est exproprié et tombe dans des mains privées, généralement au détriment de la population. Il est plus difficile de montrer que les cultures locales sont fondamentalement transformées par l’appropriation des formes d’expression artistique. La logique apparente du droit d’auteur est martelée à chaque homme, femme et enfant avec tant de force qu’il devient difficile de répondre de manière cohérente. Cela pose la question évidente de savoir pourquoi ces pays devraient introduire un tel système inadapté au XXIe siècle. Est-il utile ?
Nous devons garder à l’esprit que, au début des années 1990, les pays en développement ont résisté à l’introduction des accords ADPIC. Un de leurs arguments était qu’il est étrange d’incorporer les droits de propriété intellectuelle à l’OMC qui, après tout, est supposé être un accord sur le libre-échange, tandis que les droits de la propriété intellectuelle établissent une position de monopole sur la connaissance et la créativité. C’est une contradiction dans les termes. Ces pays ont aussi objecté le caractère uniforme des accords ADPIC et l’obligation de hauts niveaux de protection. Le monopole sur la propriété de la connaissance et des idées, dans les mains de sociétés de pays riches, se voyait renforcé par ce traité. L’écart technologique entre le Nord et le Sud ne pouvait en être qu’augmenté. Ainsi, les accords ADPIC devaient rendre économiquement plus simple le transfert de capitaux depuis les pays émergents vers les pays développés11.
Peter Drahos insiste sur le fait que le colonialisme a laissé des traces dans l’extension du système de droit d’auteur dont le but était de protéger les intérêts des exportateurs. Chaque révision a amené des standards plus développés. Quand les pays ont quitté leur statut de colonies, ils ont été confrontés à un système qui, selon Peter Drahos, « était dirigé par un club du Vieux Monde composé d’anciennes puissances coloniales qui assuraient leurs intérêts économiques »12. Avec les accords ADPIC, ce procédé a été accéléré.
La troisième situation dans laquelle le droit d’auteur s’accorde avec la dimension collective se trouve en général dans les sociétés où les traditions, la connaissance locale et le folklore font encore partie de la culture. Là où il n’y a pas de distinction, par exemple, entre la connaissance et la spiritualité et où toutes les facettes de la vie, la nature et la terre forment un tout. Ces cultures se trouvent généralement dans les plus pauvres segments sociaux : des populations immergées dans une situation où la connaissance traditionnelle et les traditions, sacrées pour elles et essentielles à leur identité, leur sont volées généralement par des entreprises occidentales foisonnant de droits sur la propriété intellectuelle. Nous devons prendre en compte le fait que ces sociétés ne sont pas seulement unies à leurs ancêtres, mais aussi souvent divisées par des luttes de pouvoir internes pour la terre, les ressources naturelles, la connaissance, le contrôle social et la représentation culturelle ; des luttes souvent causées par le colonialisme, l’oppression politique et les processus de modernisation.
Il est devenu de plus en plus clair, à tous points de vue et sur ces dernières décennies, que ces cultures ont été maltraitées, qu’elles ont souffert de l’exploitation et du vol pur. Une des étapes importantes de cette prise de conscience est la Convention sur la diversité biologique de 1992, qui a reconnu l’importance des connaissances traditionnelles dans la protection des espèces, écosystèmes et paysages. Pour protéger ces valeurs, l’idée a germé qu’un régime spécial de droits de propriété intellectuelle devait être développé, un système plus approprié à protéger la possession collective de la connaissance et de la créativité. Si les droits de propriété intellectuelle protègent les particuliers et les sociétés, pourquoi ne pas transformer le système et l’adapter aux situations dans lesquelles aucun propriétaire individuel ne peut être identifié ?
C’était, et cela reste, une tâche compliquée. Au milieu des années 1990, la question était ajoutée à l’agenda de l’OMPI, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, qui a mis en place un Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore. Après de longues négociations, en 2005, une première proposition de texte réunissait les objectifs politiques et les principes fondamentaux concernant la protection des savoirs traditionnels et expressions du folklore. Les idées qu’elle formulait se sont trouvées éliminées en raison des objections des États-Unis et du Canada.
Cependant, le revers politique n’est pas la seule chose qui a enterré le projet. Arriver à un accord sur ce que devrait inclure un traité sur la protection des droits de propriété intellectuelle est assez délicat. Pour être honnête, il est presque impossible de transformer un traité avec l’intention expresse de réguler l’appropriation individuelle en faveur d’une protection des droits collectifs. Le droit d’auteur demande une source de création individuelle et identifiable ; il demande une forme fixe et les droits sont à durée limitée. Dans les cultures où tous les aspects de la vie sont interconnectés, il est impossible d’identifier de tels éléments. De plus, les membres de ces groupes sociaux en rejettent l’idée même, dans la mesure où leurs traditions tirent leurs racines dans des principes complètement différents. Il y a des aspects de la culture qui devraient rester secrets, ou qui ne devraient pas être segmentés, isolés et vendus. Il y a aussi la question de savoir qui devrait être le porte-parole de tel groupe et qui devrait en défendre les intérêts lorsqu’on en vient à statuer sur les droits collectifs. Qui décide quel est l’usage correct et où est la limite ? Cela appelle les conflits.
La durée limitée – en principe – du droit d’auteur rend précaire la création collective d’un droit de propriété individuelle. Si certaines sociétés clament que leurs connaissance, traditions et folklore existent depuis des siècles, alors ces valeurs et objets matériels sont déjà dans le domaine public depuis très longtemps. Il va sans dire que ces sociétés n’envisagent pas cet aspect quand elles demandent un système de droits de propriété intellectuelle collectifs. La connaissance, les traditions et le folklore leur appartiennent jusqu’à la fin des temps. Ce qui est fait et pensé dans ces sociétés fait partie du bon maintien de la connaissance, des expressions culturelles et de la culture qui vont de pair avec la terre et la nature. Les lois coutumières décident de qui peut utiliser les différents types de connaissances et de créativité artistique, où, quand et en respectant quelles obligations.
Par ailleurs, un des principes de base des droits de propriété intellectuelle concerne la transmission de la possession. Les sociétés dans lesquelles la connaissance traditionnelle et le folklore jouent un rôle important seraient scandalisées à l’idée que leurs traditions de grande valeur puissent être commercialisées. Cela serait intolérable. Pour toutes ces raisons, la tentative au sein de l’OMPI pour transformer le système de propriété intellectuelle en un dispositif de possession collective était vouée à l’échec.
Des arguments ont été avancés pour accorder aux connaissances traditionnelles et à l’héritage culturel de ces sociétés le statut d’« héritage commun de l’humanité » ou de « biens publics globaux ». Nous ne nions pas que des éléments de connaissance partagée existent dans ces sociétés, mais ces activités communes sont basées sur la réciprocité. Aussi longtemps que le système de droit d’auteur existera, ces indigènes, ces communautés locales, ne seront pas très enclins à offrir au monde leur héritage culturel et leur connaissance traditionnelle. Par le passé, de très nombreuses appropriations et utilisations de leurs connaissances traditionnelles n’ont pas été réciproques.
Dans le précédent chapitre, nous suggérions la qualification d’actes injustes et illégaux et la responsabilité légale comme autant d’avatars du droit moral. Nous recommandions ces instruments juridiques comme moyen de prévenir l’utilisation des créations artistiques dans des contextes contraires aux valeurs que l’auteur ou l’artiste chérissent, des valeurs essentielles à leur intégrité. Invoquer un rendu de jugement sur un acte injuste et illégal peut aussi fonctionner pour les communautés où les traditions et le folklore jouent encore un rôle important. Cela peut fournir une jurisprudence nationale et internationale, adaptée aux situations spécifiques où la population locale trouve injuste l’appropriation de ses valeurs. Pour cela, budget et connaissances doivent être mis en commun pour permettre aux membres de ces sociétés d’accéder aux tribunaux.

2.4 Bibliothèque collective et argent

Une approche radicalement différente du droit d’auteur se concentre sur la façon dont ces droits sont collectés et redistribués. Il s’agit d’un sujet assez épineux. Les utilisateurs de contenus artistiques doivent composer avec de multiples organismes gérant chacune différents types de droits et devenant chaque jour de plus en plus difficiles à recenser sur la Toile. Tout le monde n’est pas non plus satisfait par la répartition des sommes d’argent ainsi collectées. Lorsqu’on fait des estimations sur le nombre d’albums ou de places vendus – et ce genre de méthode d’échantillonnage est inévitable – les avis sont en général massivement plus favorables aux artistes vus et entendus fréquemment que pour ceux qui reçoivent moins d’attention. La question est donc : n’existe-t-il pas un système plus simple et plus juste ?
Par ailleurs, les sociétés de gestion collective des droits d’auteur deviennent impopulaires lorsque des membres de leur conseil d’administration reçoivent des salaires et rémunérations exorbitants, comme le révélait en 2005 un rapport français (Le Monde, 9 Juillet 200513). Toutefois des points positifs sont à noter : plusieurs de ces sociétés au niveau européen investissent une part de leur revenu dans des fonds culturels, et jouent parfois un rôle majeur en tant que mécènes de la vie culturelle publique. La philosophie sur laquelle repose cette pratique suppose que le droit d’auteur devrait assurer l’équilibre entre les détenteurs de droits et le développement progressif de la vie culturelle d’une société.
Il est difficile de dire si ces fonds pourront survivre à la tempête néolibérale de l’OMC, qui, en principe, s’oppose à ce que les citoyens d’un pays – et peut-être aussi ses résidents d’origine étrangère – aient un accès exclusif à de tels fonds (semi-)publics. Cette idée repose sur la clause de traitement national14, qui présuppose les mêmes droits et mêmes privilèges entre les citoyens d’un pays particulier et ceux d’autres pays. Par conséquent cette clause du traitement national est une menace, non seulement pour toutes les subventions, mais également pour l’existence de fonds culturels en provenance de sociétés de gestion collective de droits d’auteur. Si ces systèmes se retrouvent forcés d’ouvrir leurs portes à tous les citoyens du monde, l’action (semi-)publique nationale, le soutien à la production, la distribution et la promotion de médias artistiques ne peuvent plus être maintenus !
Avec l’introduction de la numérisation et des échanges pair-à-pair d’œuvres artistiques, ces sociétés – et avec elles les conglomérats culturels – sont confrontées à un défi qu’elles n’ont jusqu’à présent jamais réussi à relever. Leur première réaction instinctive fut, et demeure encore, la pénalisation des millions d’utilisateurs illégaux de contenus artistiques. Souhaitons-leur bonne chance ! Cette solution s’est avérée plus difficile que les majors ne le pensaient et même les lourdes amendes n’ont eu aucun effet dissuasif contre les habitudes de téléchargement illégal. Quelques jours avant Noël 2005, des sénateurs français, pris d’une crise aiguë de réalisme, eurent l’idée d’initier un système simplifiant la collecte des droits lors de téléchargements. Ils suggéraient l’introduction d’une licence globale pour laquelle chacun paierait quelques euros afin d’accéder au téléchargement illimité de films ou de musiques. Ils avaient de bonnes raisons de croire que ceci pourrait réduire significativement le téléchargement illégal. Après tout, qui ne serait pas disposé à payer un montant aussi modique ? Cette mesure était censée mener à la fin de la criminalisation d’innocents citoyens et donner au système du droit d’auteur la chance de survivre au cyclone numérique.
Malgré le fait que cette proposition soit passée au Sénat français, tard dans la nuit du 21 décembre 2005, les étoiles (les vraies!) ne sourirent pas à cette initiative courageuse. La plupart des organismes de défense du droit d’auteur – et il en existe un certain nombre, une pour chaque impôt – furent furieuses et rejetèrent la proposition, soutenues dans leur action par les conglomérats culturels, eux-mêmes rassemblés sous le drapeau de Vivendi, société d’origine française. Ils craignaient que les détenteurs de droits d’auteur ne se retrouvent dans une situation défavorable. Ils insistèrent donc pour que l’État français continue à criminaliser les utilisateurs fraudeurs, qui, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, représentent un fardeau énorme pour les instances juridiques. En fait, ils avaient les hommes politiques les plus importants de leur côté : les deux candidats à la présidence française de 2007 avaient pris l’engagement solennel de combattre le piratage.
Retournons en mars 2006 : lors du second vote, le parlement français rejeta la proposition de licence globale et la remplaça par une amende de 38 euros pour chaque téléchargement illégal assortie de 150 euros pour diffusion illégale. Le tout peut s’additionner et constituer des sommes considérables. Cette correction substantielle n’arriva cependant pas à satisfaire les grandes entreprises culturelles et les sociétés de gestion collective de droits d’auteur. Elles protestèrent vis-à-vis des amendes jugées trop faibles, rendant le repérage des téléchargements illégaux très difficile. Elles étaient convaincues que ces amendes ne décourageraient jamais les téléchargements illégaux.
En juillet 2006, le rêve d’une attitude normale face aux téléchargements se brisa lorsque le Conseil constitutionnel français déclara inconstitutionnelles ces faibles amendes pour échange d’œuvres artistiques. Les ambitions du ministre de la culture s’effondrèrent. Renaud Donnedieu de Vabres espérait y trouver une solution contre l’échange à grande échelle de fichiers musicaux et vidéos. Le Conseil invoqua les droits de propriété tels qu’établis dans la déclaration française des droits de l’homme de 1789. Leur interprétation stipule que la propriété est un droit potentiellement absolu qui s’applique aussi bien à un morceau de musique qu’à une habitation. Les juges du conseil constitutionnel semblent toujours vivre en 1789 et l’on peut même se demander s’ils ont réellement traité la question comme il se doit. Après tout, le lien entre des personnes en relation mutuelle avec un objet ou certaines valeurs et formes d’expression – qui est l’essence de la propriété – a été remis en question de nombreuses fois au cours de l’histoire15. Il est curieux qu’en France aucune manifestation d’envergure n’ait eu lieu contre cette interprétation du Conseil constitutionnel dépourvue de mémoire historique.
Quoi qu’il en soit, en rejetant cette proposition d’amendes relativement faibles, le Conseil constitutionnel a mis dans le même sac les personnes échangeant entre elles de la musique et les contrefacteurs professionnels (IHT, 29-30 juillet 2006). Nous pensons que la France a raté une chance de montrer l’exemple ici. Seuls des êtres venus d’autres planètes pourraient nier le caractère, au mieux, irritant du système actuel de droits d’auteur et de ses diverses formes de collecte. Ceci ramène un pays comme la France – bien que ceci puisse s’appliquer à de nombreux autres pays – au point de départ : criminaliser les utilisateurs illégaux, idée qui s’est révélée infernale à mettre en œuvre et qui, notamment, donne une très mauvaise image des maisons de disque aux consommateurs.
S’il existe tant d’inconvénients à la criminalisation, alors nous devons tenter d’autres solutions. La question devient : existe-t-il un point où les « hors-la-loi » peuvent être arrêtés et sévèrement punis ? La réponse est oui, il s’agit du FAI16. L’idée est d’établir une entité qui, au nom de l’État, poursuivrait les personnes coupables de téléchargements ou de mises en ligne de musiques ou de films sans payer. Le FAI serait alors chargé de suspendre l’accès de ces personnes à ses services, autrement dit à Internet. C’est en tout cas l’essence du texte proposé au Sénat et à l’Assemblée nationale française en début d’année 2009.
Cette mesure est assez draconienne, pourrait-on dire, au point d’être inacceptable pour une série de raisons. La vie privée des utilisateurs y est sérieusement bafouée. Qui plus est, par exemple, il n’est pas certain que l’ordinateur sur lequel le délit a été détecté soit réellement utilisé par son propriétaire officiel. La recherche d’un système de taxes simple à mettre en œuvre et potentiellement accepté par le plus grand nombre semble être une cause perdue d’avance. Pour être plus précis, l’Assemblée nationale française rejeta l’implémentation d’un tel système au printemps 2009, ce qui n’empêcha pas le gouvernement anglais d’annoncer en août de la même année qu’il tenterait la même chose. Mais même le Royaume-Uni pourrait bien être coupé dans son élan par le Parlement européen pour qui l’accès à Internet est un droit de l’Homme : seul un tribunal peut juger quelqu’un coupable et lui couper l’accès à Internet. Essayez d’imaginer la désorganisation des tribunaux résultant du traitement de centaines de plaintes pour téléchargement illégal.
Le système de droit d’auteur pourrait également être simplifié en imposant une taxe payée une seule fois (autre que la licence globale citée précédemment et qui ne fut pas adoptée en France) : une sorte de redevance sur la musique, les films, les livres et les contenus vidéos. Voilà une idée et un espoir. Le point crucial étant de trouver le moment opportun pour mettre en place cette taxe d’une seule traite. Elle aurait l’avantage de rendre toute autre forme de taxe superflue, mettant fin par la même occasion aux luttes futiles entre, d’un côté, les grandes maisons de disques et les sociétés de gestion collective de droits d’auteur et, de l’autre, les personnes utilisant les réseaux pair-à-pair ; ceci une fois pour toutes17.
Néanmoins, une approche aussi ambitieuse a peu de chance de nous apporter la consolation escomptée. Elle est mise en œuvre dans certaines parties du globe en ajoutant une taxe aux supports numériques vierges, par exemple. Mais il reste de nombreuses questions en suspens. À quel type d’équipement cette taxe doit-elle être appliquée ? Par qui ? Pourquoi les gens ne prévoyant pas de télécharger devraient-ils payer ? Combien d’argent sera récolté ? Combien d’auteurs et de titulaires de droits seront payés ? Quelles sommes leur seront versées pour leurs spectacles ? Les sommes d’argent seront-elles réparties entre les différents artistes en fonction des ventes de chacun ? Qui détiendra les droits d’auteur : l’auteur, le producteur ou une entreprise titulaire de droits ? Quel établissement distribuera l’argent et pourra-t-on lui faire confiance ?
Avec tant de questions et de luttes de pouvoir entourant leur interprétation, le navire de la taxe payable en une seule fois semble prendre l’eau avant même d’avoir hissé les voiles. Une autre taxe envisageable consisterait à prélever un faible pourcentage du chiffre d’affaires des entreprises qui utilisent des œuvres dans leurs activités – et cela concerne la majorité d’entre elles. Les sommes récoltées seraient alors mises dans un fonds avec lequel les artistes seraient payés pour leurs futurs projets18. Même cette mesure, ayant le charme de la simplicité, a bien sûr des défauts. Pourquoi les particuliers ne devraient-ils pas payer leur consommation ? Et surtout, il est difficile d’accepter la disparition de la relation directe entre les représentations données par les artistes et leurs revenus.
En somme, la taxation dissimule de nombreux problèmes. Il est difficile de trouver un accord sur le type de taxes qui devraient être appliquées, les sommes qui devraient être prélevées et qui serait censé en bénéficier. La relation entre une représentation artistique concrète et le paiement est floue, c’est le moins qu’on puisse dire. Il est impossible de conclure autrement qu’en affirmant que là où les droits d’auteur et la redistribution des recettes sont sujets à débat, la réponse, si réponse il y a, reste encore à trouver.

2.5 Comparaison avec Creative Commons

Comme nous l’avons dit, il existe encore une autre approche qui pourrait menacer l’avenir du système du droit d’auteur. Celle-ci consiste à définir la relation entre le titulaire des droits d’auteur et l’utilisateur par un contrat. C’est ce que font les licences Creative Commons. La détention d’un droit d’auteur sur une œuvre est reconnue, mais on y accole une licence qui stipule le degré de liberté plus ou moins important accordé à l’utilisateur.
Alternativement, le même mécanisme peut être utilisé pour spécifier de nombreuses conditions restrictives sur l’utilisation19. C’est là l’approche vers laquelle tendent les industries de la culture20. Pour s’assurer que le contrat est bien respecté, ou du moins c’est ce qu’ils espèrent, l’utilisation est restreinte par des mesures techniques de protection, ou MTP21, auxquelles on donne également le sens de « mesure technique de privation » (IHT, 15 janvier  2007). En réalité, l’industrie est en train d’abandonner le droit d’auteur, dont l’intention initiale était de créer un équilibre entre les intérêts légitimes des artistes et ceux de leurs producteurs d’une part, les intérêts que la société a dans la connaissance d’autre part et, au centre, la créativité artistique ainsi développée. Le contrat lui ne s’intéresse pas à cela : c’est tout ou rien.
Aujourd’hui cependant, il n’y a plus vraiment d’interrogation sur la possibilité pour les MTP de devenir le retentissant succès dont certains rêvaient. Les systèmes qui ont été testés ont rapidement été contournés, ou endommageaient même les lecteurs DVD par exemple. Cela n’arrangeait en rien la popularité des conglomérats culturels, qui s’étaient déjà rendus impopulaires en tant que chiens de garde du secteur du divertissement. Dans le même temps, comme Tyler Cowen, nous pourrions nous demander si « la guerre contre le partage de fichiers ne serait pas un leurre. Les nouvelles technologies utilisent des logiciels qui scannent les stations de radio satellite et identifient les chansons désirées. Le logiciel fait alors une copie de la musique pour l’auditeur, de manière complètement légale. Simplement en faisant tourner le logiciel, une personne peut, au bout de quelques mois, obtenir n’importe quelle chanson populaire de son choix. »22.
La politique de restriction de la distribution de musique, films, livres ou images se heurte à un autre problème. Le producteur ou le propriétaire des droits et le distributeur forment un cartel qu’aucune autre composante du marché ne peut pénétrer. En d’autres termes, ces systèmes ne sont pas interopérables. L’exemple qui fait école, où la situation est à couteaux tirés avec la loi sur la concurrence, est l’iPod d’Apple, sur lequel vous ne pouvez jouer que de la musique téléchargée avec le logiciel iTunes d’Apple. Il y a eu quelques tentatives pour s’y opposer dans divers pays européens, mais sans résultat sensible.
Désormais, l’industrie rencontre de plus en plus de difficultés à récolter les paiements du secteur numérique pour l’usage de leur propriété intellectuelle, à l’exception peut-être d’Apple pour le moment – la publicité diffusée sur MySpace, YouTube et d’autres sites comparables est en augmentation. On peut aisément imaginer que les entreprises musicales et autres MySpace et YouTube n’ont jamais cessé de s’affronter sur le terrain de la répartition des revenus de la publicité.
La question est naturellement de savoir contre combien de publicités les utilisateurs sont prêts à se battre. Existe-t-il un point de saturation ? Et combien de publicités et de publicitaires y a-t-il sur le marché pour financer ces centaines de sites et les rendre rentables ? Il est impossible de dire quel effet la crise économique qui a frappé le monde en 2008 aura sur les besoins et les budgets de publicité des entreprises.
Si les économies plongent réellement vers la récession, qu’est-ce qui restera alors de disponible pour la publicité ? Peut-être plus au départ, mais ensuite ? Cela peut avoir des conséquences profondes sur des sites conçus pour dégager leurs profits de la publicité payante. Est-ce qu’alors un grand nombre d’entre eux ne fermeront pas leurs portes numériques ? Il n’est pas non plus impensable que les budgets publicitaires en baisse quittent de manière accélérée les médias traditionnels, tels que les journaux, la radio et la télévision, et tentent d’attirer les utilisateurs de sites numériques vers l’achat de produits et de services. Avec l’envol de la publicité comme source de financement, il est déjà clair que le champ du droit d’auteur est en passe d’être déserté.
Idéologiquement, Creative Commons est structuré de manière totalement différente de ce que l’industrie culturelle s’efforce d’atteindre. Quel est l’objectif ? L’idée de base consiste à faire en sorte que le travail de A devrait pouvoir être utilisé par B, sans obstacle issu du droit d’auteur. D’autre part, B ne peut pas s’approprier le travail de A. Pourquoi ? Creative Commons implique que A propose une licence publique pour l’usage de son œuvre : allez-y, faites ce que vous aimez avec l’œuvre, tant que vous n’incorporez pas le travail dans une propriété privée. L’œuvre est ainsi le sujet d’une forme de droit d’auteur « vide ». Ce droit d’auteur vide est l’option de droit d’auteur la plus extrême dont un auteur dispose avec Creative Commons. Généralement, l’auteur choisit cependant de « réserver certains droits ». Strictement parlant, il s’agit d’une construction basée sur la Loi qui gouverne les contrats.
L’aspect séduisant des constructions du type Creative Commons provient du fait qu’il devient possible de trouver une certaine voie en dehors de la jungle du droit d’auteur. Le système est sans aucun doute bénéfique pour les musées et les services d’archives qui veulent partager leur vaste stock d’héritage culturel avec le public et souhaitent éviter que d’autres s’approprient sournoisement leur héritage et réclament des droits sur celui-ci, à tout prix. Aussi longtemps que le système de droit d’auteur continue d’exister, Creative Commons semble être une solution utile, qui peut servir d’exemple. Cette licence montre cependant quelques accrocs.
Tout d’abord, Creative Commons ne donne aucune indication sur la façon dont une vaste diversité d’artistes à travers le monde, leurs producteurs et ceux qui publient leurs œuvres peuvent gagner des revenus raisonnables. C’est également l’une des objections que nous formulons à l’encontre du livre de Yochai Benkler, paru en 2006, The Wealth of Networks, How Social Production Transforms Markets and Freedom (NdT : En français, La richesse des réseaux, ou comment la production sociale transforme les marchés et la liberté). Dans son ouvrage, Yochai Benkler supprime le marché en le remplaçant par des réseaux, de la production hors marché, des projets collaboratifs à grande échelle et de la production par des pairs de l’information, de la connaissance et de la culture23. Geert Lovink suggère à Yochai Benkler de transformer le nom de Richesse des réseaux en Pauvreté des réseaux « puisqu’il n’y a eu, au moins jusqu’à présent, aucune richesse (mesurable en monnaie véritable) au sein des réseaux construits sur Internet, qui soit accessible aux membres individuels »24. Lawrence Lessig, quant à lui, ne se soucie guère des revenus des artistes dans son ouvrage Remix, paru en 200825, qui est justement un remix de son ouvrage précédent. En fait, nous devons conclure que ni lui, ni Yochai Benkler ni Creative Commons n’ont développé un modèle économique permettant aux artistes de gagner un revenu. Cette question a désespérément besoin d’une réponse. Il faut également souligner que Chris Anderson dans son ouvrage Free, The Future of Radical Price26 ne se préoccupe pas de savoir combien d’artistes vont gagner un revenu décent.
Une seconde objection aux approches de type Creative Commons : elles ne remettent pas fondamentalement en question le système du droit d’auteur. Quoi que l’on puisse en dire, les licences Creative Commons donnent à l’auteur un titre de propriété et une forme de contrôle de l’œuvre. La dénomination Creative Commons est ainsi erronée, puisque le système ne crée pas de biens communs ; il crée de la propriété qui devient alors, si l’on peut dire, libre.
Une troisième objection, assez essentielle, rappelle qu’il s’agit d’un agrégat de volontés. Les conglomérats culturels, qui font travailler de larges portions de notre héritage culturel passé et présent, n’y participeront pas. Cela dévalorise et limite la séduisante idée des Creative Commons.
Finalement, il faut bien dire que la licence Creative Commons ne fournit pas de réponse adéquate aux objections que nous avons formulées contre le droit d’auteur dans le chapitre précédent. Pour Creative Commons et son premier défenseur, Lawrence Lessig, la propriété du matériel artistique est une vache sacrée à laquelle on ne peut toucher.
Que peut-on conclure de ce chapitre ? Les tentatives d’adaptation du droit d’auteur aux exigences du XXIe siècle ont montré leur incapacité à fournir une réponse appropriée aux problèmes fondamentaux et pratiques que nous avons formulés dans le chapitre 1. Plutôt dommage, peut-être. Pour autant, ce n’est pas notre point de vue. Il existe une meilleure voie, permettant de fournir à de très nombreux artistes et à leurs intermédiaires un revenu raisonnable, et en même temps, garantissant que notre domaine public de créativité artistique et de connaissance ne sera pas privatisé. Il s’agit du marché. À une condition : que le marché ne soit d’aucune manière dominé par quiconque. Cela signifie qu’il n’y a pas de place pour le droit d’auteur, mais pas de place non plus pour les entreprises culturelles dominatrices.


5. NdT : Le 7 juin 2009, après avoir remporté 7,1% des voix (issues notamment de l’électorat le plus jeune) lors des élections européennes, le Parti Pirate suédois s’est vu accorder une place parmi les 18 représentants suédois au Parlement Européen.
13. Voir aussi Le Point du 25 novembre 2010 : « Les hauts salaires de la Sacem choquent les députés », par E. Berretta.
14. Le principe du traitement national, défini par l’OMC, impose la non-discrimination (une fois les taxes à l’importation/exportation réglées) entre produits indigènes et étrangers lorsqu’ils sont comparables, ce qui suppose par conséquent une ouverture forcée du marché intérieur d’un pays pour les entreprises étrangères.
16. NdT : Fournisseur d’Accès Internet.
19. NdT : n’ont de valeurs légales que les restrictions déjà induites par la loi.
20. NdT : Certains préféreront parler « d’industrie du divertissement ».
21. NdT : L’appellation anglaise DRM, pour digital restrictions management, n’est toutefois plus couramment employée. Notez qu’initialement le sigle DRM signifie digital rights management, soit « gestion numérique des droits », officiellement traduite par « mesures techniques de protection » (MTP). Le terme restrictions est une « rectification » utilisée par les personnes qui désapprouvent ce mécanisme. Nous avons donc ici tenté de respecter l’esprit de détournement du sigle officiel. Cela étant, il est courant d’utiliser l’expression de « verrou numérique ».

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