Un monde sans copyright... et sans monopole
Chapitre
1
Quelques arguments contre le droit d'auteur


1.1 Propriété intellectuelle

En 1982, Jack Valenti, alors président de la MPAA1, déclara que « les détenteurs de droits sur la création devaient se voir accorder les mêmes droits et la même protection dont bénéficient tous les autres détenteurs de propriété »2. Jusqu’à présent, selon l’opinion générale, la propriété intellectuelle était un droit plus restreint, qui ne pouvait être comparé aux autres. Valenti ajouta une exigence : le droit d’auteur confère à quiconque (par exemple pour un film ou une mélodie) une propriété exclusive perpétuelle… moins un jour.
La perpétuité moins un jour ? Plaisantait-il ? Sans doute partiellement, mais son affirmation n’en demeurait pas moins provocatrice pour l’époque. De nos jours, rares sont ceux qui ont suffisamment réfléchi au fait que l’auteur (ou ses ayant droits) d’une musique, d’une image, d’un film ou d’un texte puisse en détenir un contrôle considérable, presque infini. Beaucoup de choses ont changé en un quart de siècle. Nous nous sommes indubitablement habitués à la privatisation de la connaissance et de la créativité, qui sont pourtant notre propriété commune. Dans ce chapitre, nous allons expliquer pourquoi cette habitude est néfaste.
Certains arguments sont enracinés dans les principes du droit d’auteur lui-même. Sa principale caractéristique est qu’il s’agit d’un droit de propriété. Il n’y a rien de mauvais en soi dans un tel droit, tant qu’il n’empiète pas sur des intérêts de nature sociale, socio-économique, macro-économique, écologique ou culturelle. Notre comportement vis-à-vis des biens et des valeurs devrait être guidé au moins autant par ces intérêts que par notre intérêt personnel. Cependant, d’un point de vue culturel, on peut se demander s’il est pertinent ou nécessaire de revêtir les créations artistiques avec l’armure de la propriété individuelle. En effet, cela crée par définition un monopole exclusif sur l’utilisation de cette création et privatise une partie essentielle de notre communication, ce qui est nuisible pour la démocratie.
Serait-ce aller trop loin que de décrire le droit d’auteur comme une forme de censure ? Eh bien, pas tant que ça. Tout d’abord, gardons à l’esprit que chaque œuvre artistique se base en quelque façon sur ce que d’autres ont créé dans un passé plus ou moins lointain. Les artistes créent à partir d’un domaine public quasiment infini. Aussi n’est-il pas étrange que nous accordions un titre de propriété à l’ensemble d’une œuvre en vertu d’un simple ajout, quelle que soit notre admiration pour l’œuvre en question ? Le droit qui s’ensuit a des conséquences bien plus importantes : personne en dehors de son titulaire n’a l’autorisation d’utiliser ou de modifier l’œuvre selon son bon vouloir. Une partie non négligeable de la matière avec laquelle nous, en tant qu’individus, pouvons communiquer les uns avec les autres se trouve ainsi mise sous clé. La plupart du temps, il n’y a aucun problème à s’inspirer d’une œuvre existante. Les problèmes commencent lorsqu’un élément – même infime – de la nouvelle œuvre, évoque ou pourrait évoquer l’œuvre précédente.
Pourquoi est-ce un problème de premier ordre ? Les créations artistiques expriment de nombreuses émotions différentes, comme le plaisir ou la tristesse. Nous vivons entourés de musique, de films, de toutes sortes d’images et de représentations théâtrales. Ce qu’une personne apprécie sera décrié par une autre. Le territoire culturel et artistique de notre société n’est donc pas une zone neutre. Il est souvent le théâtre de conflits et de controverses à propos de ce qui est beau et de ce qui est laid, de ce qui peut ou pourrait être exprimé de manière succincte et de ce qui nous rend d’humeur festive ou nous trouble. En arrière-plan, plusieurs questions sont posées : qui devrait décider du matériel artistique qui nous parvient en abondance et de celui qui nous parvient au compte-gouttes ? Dans quel cadre ? Comment sera-t-il financé ? Selon quels intérêts ? De telles questions sont d’une importance vitale et leurs réponses déterminantes pour l’environnement artistique dans lequel nous développons nos identités. Et comme ce sont des moyens d’expression très puissants, ce que nous voyons, entendons et lisons laisse des traces dans nos consciences.
C’est cette zone sensible – qui a tant d’influence sur nos vies et notre manière de vivre ensemble – qui est placée sous droit d’auteur. Comme nous le disions, c’est un droit de propriété. Le « propriétaire » d’une expression artistique est le seul à pouvoir décider comment l’œuvre peut ou pourrait fonctionner. Elle ne peut être altérée par personne d’autre que son propriétaire. En d’autres mots, elle ne peut être contredite ni mise en contradiction dans son propre contenu, pas plus que nous ne pouvons la placer dans des contextes que nous considérons plus appropriés. Il n’est pas question de dialogue. Nous sommes plus ou moins bâillonnés. La communication devient unilatérale et terriblement dominée par une seule des parties, à savoir le propriétaire. Il est le seul à pouvoir donner une signification à son matériel artistique par le biais des améliorations concrètes qu’il pourra y apporter. Les autres artistes et nous-mêmes, en tant que citoyens, ne sommes pas admis à y toucher ensuite. Nous ne sommes autorisés qu’à consommer – au sens propre comme au figuré – et à garder pour nous nos opinions sur l’œuvre. C’est insuffisant pour une société démocratique.
Rosemary Coombe souligne ainsi que « ce qui est humain par essence, c’est la capacité à donner un sens, contester le sens et transformer le sens ». Ce qui l’amène à une observation fondamentale :
« Si cela est vrai, alors cela signifie qu’à travers les applications trop zélées et l’expansion continue de la propriété intellectuelle nous nous dépouillons nous-mêmes de notre humanité. Le dialogue suppose la réciprocité dans la communication : la capacité à répondre à un signe par d’autres signes. Mais peut-on encore parler de dialogue lorsque nous sommes bombardés de messages auxquels nous ne pouvons réagir, de signes et d’images dont la signification et les sous-entendus ne peuvent être ni débattus ni contesté ? »3
Dans la mesure où nous sommes familiers de ses travaux, nous pouvons affirmer que Rosemary Combe ne va pas jusqu’à dire que le droit de propriété sur les œuvres artistiques constitue une forme de censure. Mais nous avons à l’évidence une conscience plus aiguë de la privatisation d’un grand nombre de nos formes d’expression au sein d’un monopole exclusif.
Pourtant, l’idée de censure n’est pas très loin. Le droit d’auteur trouve son origine dans les privilèges que la Reine Mary d’Angleterre accorda à la corporation des papetiers en 1557. Les membres de cette corporation avaient un grand avantage à disposer d’un monopole sur l’impression des livres, ce qui excluait les concurrents des autres provinces et au-delà des frontières, en Écosse. On peut comparer cela au monopole de la propriété dont nous avons parlé précédemment. La Reine Mary y voyait aussi son avantage : cela empêchait la diffusion d’idées hérétiques, ou d’idées qui auraient contesté sa légitimité. L’accord de la Reine avec les papetiers conjuguait ces deux intérêts4.

1.2 Originalité et aura d’une star

Le droit d’auteur incorpore un élément formel qui interdit explicitement à toute autre personne que son titulaire de modifier ou adapter la création de quelque manière que ce soit. il s’agit des droits moraux que les artistes tirent de leurs œuvres. Le principe directeur sous-jacent est l’idée qu’ils produisent quelque chose de complètement unique, original et authentique. N’est-il pas alors raisonnable qu’ils puissent demander à être les seuls à pouvoir accompagner l’œuvre dans sa vie future, qu’ils soient les seuls à pouvoir décider comment la représenter ou si l’œuvre peut être modifiée, et dans quel cadre elle pourrait être mise en valeur ? L’intégrité de l’œuvre ne devrait-elle pas être protégée ? Ces questionnements sont légitimes puisqu’ils touchent au degré de respect que l’on donne à une chose créée par quelqu’un d’autre.
La question qui vient immédiatement à l’esprit est de savoir s’il est nécessaire que le créateur ait la propriété exclusive et monopolistique de son œuvre pour bénéficier de ce respect. Dans la plupart des cultures, le fait qu’une œuvre soit la propriété d’un ou plusieurs n’a jamais été une condition pour l’apprécier. Dans beaucoup de cas, la copie ou l’imitation d’une œuvre est même vue comme un véritable hommage. Il doit donc y avoir une raison pour laquelle l’originalité et l’exclusivité sont devenues si interdépendantes dans la culture occidentale au cours des derniers siècles. Ce phénomène pourrait être lié au développement du concept d’individu, ce qui a bouleversé la manière dont les personnes se voient elles-mêmes. L’individu s’est trouvé plus détaché du contexte social qu’auparavant. Ce que l’individu produit est par conséquent son œuvre personnelle, tout particulièrement si elle est considérée comme la plus haute expression des capacités humaines. L’art et les artistes ont donc pris des dimensions quasi mythiques.
Avec cet éclairage, il est compréhensible que la notion de droit moral ait évolué. Mais est-ce justifié ? Nous ne le pensons pas. Nous avons déjà mentionné à quel point l’inviolabilité des œuvres artistiques est dangereuse pour une communication démocratique. De plus, chaque œuvre devrait en réalité être vue comme un développement progressif de ce que beaucoup d’artistes et leur public créent, représentent et à quoi ils répondent, ce qui contribue également à leur œuvre. Donner à un seul artiste le contrôle exclusif de son œuvre est par conséquent un peu excessif.
Dans les années 1930, le philosophe allemand Walter Benjamin pensait que l’aura entourant l’œuvre allait s’affaiblir avec les avancées des techniques de reproduction. Rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité. Au contraire, cette aura et l’hypothèse du génie, de l’originalité et de l’authenticité ont été multipliées par cent. Ces conglomérats culturels qui produisent, reproduisent et distribuent à grande échelle, ont désespérément besoin d’accroître au maximum le prestige entourant les artistes qu’ils contractent, ainsi que leurs œuvres, par simple souci de marketing. Leur objectif est en réalité de contrôler l’œuvre en elle-même et la totalité de l’environnement dans lequel elle est lue, écoutée ou vue. Les droits moraux en sont les moyens évidents, ce qui rend intouchables les stars qu’ils produisent.
Il y a par conséquent deux raisons pour lesquelles nous questionnons le bien fondé des droits moraux à l’égard d’une œuvre. Premièrement, les œuvres artistiques évoluent en réalité sur une ligne continue, progressive. Cela rend contestable la revendication d’un droit absolu de propriété. Si nous établissons alors également que les droits moraux sont instrumentalisés par l’industrie culturelle pour lui permettre d’exercer un contrôle total du fonctionnement d’une œuvre dans la société, il devient alors très difficile d’accepter ce principe.
Nous comprenons que certains artistes puissent ne pas aimer ce que nous disons des droits moraux, notamment que nous les trouvions injustifiés, voire même contre-productifs dans les mains des industries culturelles. Après tout, ils entretiennent le système des vedettes, des films blockbusters et des livres bestsellers. En même temps, les stars dont l’image est protégée par ces droits moraux ne sont que partiellement à blâmer : de nombreux artistes sont chassés hors des feux de la rampe justement à cause du vedettariat, ce qui est pour le moins dommage et mène à une grande incertitude dans ce métier.
Si nous soutenons que les droits moraux, au surplus des droits d’exploitation dont nous discuterons plus avant dans ce livre, sont injustifiables, il nous reste alors encore de nombreuses questions sans réponse. La plus cruciale est de savoir si les artistes devraient rester là à regarder leur travail être adapté ou modifié sans avoir leur mot à dire. En fait, il n’y a pas de choix. Ce sera un choc culturel pour certains, bien sûr. Mais cela ne sera pas le cas dans de nombreuses cultures où le droit d’auteur, et par conséquent les droits moraux, n’ont pas pris racine. Par ailleurs, nous n’avons aucune raison de supposer qu’une multitude de gens s’approprieront systématiquement les œuvres artistiques et les traiteront irrespectueusement. Enfin, savoir quelles adaptations sont acceptables et lesquelles endommagent l’intégrité de l’œuvre, voilà qui relève du débat public.
Il y a toujours le risque qu’une œuvre apparaisse dans un contexte qui n’inspire que le dégoût : cela ne peut en aucun cas être l’intention de l’artiste. Par exemple, l’œuvre peut être utilisée dans un objectif que l’auteur rejette avec passion ou auquel il est hostile. Le droit d’auteur offre des compensations à de telles situations. Si aucune permission n’a été demandée, il est facile pour un tribunal de conclure que le droit d’auteur a été enfreint. Mais que pourriez-vous faire si, comme nous le prétendons, le droit d’auteur n’est plus viable ? En fait, il existe dans la panoplie juridique un certain nombre d’instruments tout à fait appropriés (contrairement aux apparences) pour satisfaire l’exigence légitime de l’artiste de ne pas être traîné dans la boue. Nous nous référons ici à la diffamation, et en particulier aux actes jugés injustes et illégaux.
Un artiste qui considère injuste la manière dont son œuvre a été traitée peut se présenter devant un tribunal et tenter de le convaincre. Certes, la procédure n’est plus aussi automatique qu’avec le droit d’auteur, mais cela présente des avantages : premièrement, la loi est appliquée pour réguler et la jurisprudence se développera certainement pour mieux encadrer les situations vraiment désagréables ; deuxièmement, toutes les œuvres restent alors à priori librement disponibles pour être modifiées, adaptées et placées dans divers contextes, en d’autres termes, pour être remixées. Il s’agit là d’une avancée majeure qui, grâce à l’abolition des droits moraux, ne sera pas freinée.
Cependant, une question reste entière : en excluant le fait qu’un artiste puisse remédier par une action en justice à un usage illégal ou injuste de son œuvre, qu’en est-il lorsqu’il souhaite par dessus tout garder la liberté de définir la manière dont son œuvre est divulguée ? Si les droits moraux sont abolis, alors personne n’aura réellement à attendre une invitation de sa part. Mais pourquoi ne pas montrer de respect envers cette œuvre ou son créateur ? Le respect est un principe majeur des relations sociales entre individus. Pourquoi ne pas en tenir compte ? C’est tout à fait possible. Un artiste qui réalise une adaptation radicale de l’œuvre d’un autre, et qui en donne sa propre interprétation, a le droit de le faire, sous réserve d’indiquer que l’adaptation est une nouvelle œuvre basée sur le travail de l’auteur ou du compositeur original. Il est alors clair que le créateur initial a une représentation mentale différente de l’œuvre. Pour des raisons culturelles, il est tout aussi crucial de le savoir afin de pouvoir tracer la généalogie de l’œuvre. Quelles empreintes a-t-elle laissées dans le sable de notre culture ?
Nous aimerions éviter tout malentendu : nous sommes bien entendu totalement contre le vol des œuvres. X ne doit pas pouvoir coller son nom sur un film, un livre ou une œuvre musicale dont le créateur est clairement Y. Il s’agit là de vol manifeste, de fraude, de déformation… peu importe le terme. Une fois connue, et cela arrive tôt ou tard, la fraude est présentée devant les tribunaux et une condamnation est prononcée. Nul besoin d’un système de droit d’auteur pour cela.
Pour la plupart des œuvres, en particulier si elles sont numérisées, les changements n’effacent pas les traces de la version originale. Il est toujours possible de les voir, les entendre ou les lire. Ce n’est pas la même chose pour ce qui concerne les œuvres plastiques. Si vous peignez sur la toile originale, par exemple, ou si vous la lacérez au couteau, elle ne sera plus jamais la même. Un bon artisan restaurateur sera peut-être capable d’en sauver quelque chose, mais c’est peu probable. Cependant, si quelqu’un se dit que la toile devrait ressembler à autre chose que ce qu’elle est, il n’a qu’une seule possibilité : recopier cette toile de la manière souhaitée. Culturellement, cela peut être intéressant, tant que l’œuvre originale (même si elle déplaît) reste visible. N’y voit-on pas l’une des valeurs majeures d’une société démocratique ?

1.3 Est-ce réellement une incitation ?

L’un des arguments souvent avancés pour défendre le système du droit d’auteur consiste à rappeler qu’il génère des revenus pour les artistes. Sans droit d’auteur, nous n’aurions jamais tous ces films passionnants, ni cette musique et ces romans que nous adorons. Il n’y aurait plus d’incitation à la création. C’est un argument que les industries culturelles aiment à utiliser. Mais les artistes aussi ont l’impression qu’ils tomberaient dans une situation désespérée si la source qui garantit leurs revenus devait disparaître.
Pourtant, serait-ce réellement le cas ? Il existe en effet suffisamment de raisons de penser que pour de nombreux artistes les revenus et le droit d’auteur sont largement indépendants. Nous devons admettre qu’un petit groupe d’artistes vedettes et l’industrie elle-même s’en sortent très bien. Mais pour la majorité d’entre eux, le droit d’auteur est une source insignifiante de revenus5. La recherche a démontré qu’environ 10% des revenus engendrés par les droits d’auteur vont à 90% des artistes, ce qui signifie donc également que 90% des revenus vont à 10% des artistes. Martin Kretschmer et Friedemann Kawohl ont ainsi observé que de tels marchés où le gagnant rafle tout sont la norme dans la plupart des industries culturelles6. Dans ses recherches, Michael Perelman affirme que « toutes les retombées que le secteur industriel transmet aux créateurs vont à une petite fraction de ces derniers »7. Même le très officiel rapport du British Gowers sur les droits de propriété intellectuelle est contraint de concéder qu’« en moyenne, les musiciens perçoivent un très faible pourcentage des royalties issues de leurs enregistrements »8.
Selon ce rapport, l’argument de la motivation ne tient pas bien la route. Il existe un grand nombre de groupes qui créent de la musique sans aucun espoir de recevoir un quelconque revenu issu des royalties. C’est notamment le cas en Angleterre, bien que, avec les États-Unis, il s’agisse du pays où finissent la majorité des revenus issus des droits d’autres pays. Dans la plus grande partie du monde, peu de redevances sont conservées localement, ce qui implique qu’elles ne peuvent être une source de revenus significative pour les artistes qui y vivent et y travaillent. Ruth Towse conclut, à propos du secteur musical : « le droit d’auteur crée davantage de rhétorique que d’argent pour la majorité des compositeurs et des artistes de l’industrie de la musique »9. Les superstars perçoivent des revenus de droit d’auteur astronomiques, les autres une misère10.
Les faibles retours du secteur culturel devraient être envisagés à une échelle plus large. Il s’agit de la tendance générale de notre société à la flexibilité du travail. La création a toujours été perchée sur la corde raide des contrats à court terme et précaires. Associés à cette flexibilité, l’incertitude, l’insécurité, les risques physiques importants, les conditions de travail et l’absence de retraite ou de congés maternité, sont ressentis encore plus durement dans les secteurs culturels que dans d’autres industries11. Les revenus issus du droit d’auteur sont rares pour la plupart des artistes. Néanmoins, dans toutes les cultures, ces derniers entretiennent un flux incessant de créations et, chaque fois qu’ils le peuvent, se produisent eux-mêmes. C’est essentiel : si vous n’êtes pas vu, vous n’existez pas. Par-dessus tout, le désir de créer des œuvres est si grand pour les artistes, qu’ils supportent ces conditions incertaines.
Si le droit d’auteur a peu de pertinence pour la plupart des artistes, il serait alors logique de penser que l’industrie entretient cet instrument parce qu’il protège en réalité l’investissement. Ainsi les périodes deviennent plus longues et la base de protection plus large. Les domaines de la perception subjective, tels que l’ouïe, le goût ou l’odorat, par exemple, sont même intégrés dans le périmètre du droit d’auteur.12
En 2003, lorsque la Cour Suprême des États-Unis a soutenu l’extension de la période du droit d’auteur (en l’occurrence le copyright) à soixante-dix ans après la mort de l’auteur, le New York Times a titré : « Bientôt, le droit d’auteur pour toujours ». L’article exprime une préoccupation selon laquelle « la décision de la Cour Suprême rend probable le commencement de la fin du domaine public et la naissance du droit d’auteur à perpétuité ». Ce titre fut suivi d’un cri du cœur : « Le domaine public a été une grande expérience, l’une de celles qui ne devraient pas être autorisées à mourir » (International Herald Tribune (IHT), 17 Janvier 2003).
En citant un exemple, Ruth Towse nous montre ce qui est en train de se développer. En 2006, Michael Jackson a vendu à Sony le catalogue des Beatles, pour une somme estimée à 1 milliard de dollars. « C’est une démonstration de ce point particulier. Pas besoin d’être économiste pour comprendre que la valeur de ces actifs augmenterait si le droit d’auteur devenait plus fort et durait plus longtemps »13. Les sommes en jeu ne sont pas négligeables. Un rapport rédigé par l’IIPA14 prend comme hypothèse que la valeur totale de l’industrie du droit d’auteur représentait en 2005 1 380 milliards de dollars. Cela représenterait 11,12% de l’ensemble du produit national brut des États-Unis, et fournirait du travail à 11 325 700 personnes15. Même s’ils ne reflètent pas exactement la réalité (l’IIPA est connue pour exagérer considérablement l’importance du droit d’auteur), les chiffres demeurent impressionnants.
Les industries de la musique et du film donnent de la voix lorsqu’il s’agit d’en appeler à la protection du droit d’auteur. Nous ne devrions pas oublier, cependant, qu’un certain nombre de groupes, apparus dans le domaine de l’image, dominent fortement le marché. En plus de Microsoft, Bill Gates possède également une entreprise appelée Corbis, qui achète du matériel visuel dans le monde entier, puis le numérise et le commercialise. En 2004, cela représentait 80 millions d’œuvres. Getty Images est également spécialisé dans des activités similaires, avec un réseau d’échange de photographies, iStockphoto16. En réalité, une proportion considérable du matériel visuel dans le monde est tombé dans les mains de 2 entreprises extrêmement grandes.
Dans le prochain chapitre, nous verrons que l’industrie a encore beaucoup de souci à se faire pour maintenir le système du droit d’auteur. La tendance actuelle est ainsi d’abandonner cette approche juridique et de trouver refuge dans deux autres possibilités. La première consiste à proposer aux clients des règles d’usage basées sur un contrat auquel ils doivent souscrire. La seconde, qui prend déjà son envol, consiste à autoriser l’écoute de musique et l’usage d’autres œuvres artistiques sans trop d’obstacles, puis à les inonder de publicités, ce qui génère alors des sources de revenus pour l’industrie culturelle.

1.4 Accord sur les ADPIC : Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce

Dans le passé, l’un des problèmes auquel les titulaires de droits d’auteur [et de propriété intellectuelle en général] devaient faire face était qu’il s’avérait toujours très difficile de faire respecter leurs droits dans d’autres pays, alors qu’ils avaient beaucoup à y gagner grâce à la progression de la globalisation économique. Les autres pays ne pouvaient être contraints d’introduire des lois sur le droit d’auteur dans leur propre législation, et encore moins à les mettre en place ou à les appliquer. Aussi, qu’ont-ils fait ? Dans les années 1980 et le début des années 1990, l’idée est apparue, au sein des conglomérats culturels, de négocier un accord multilatéral auquel les pays se trouveraient obligés d’adhérer. À cet égard, ils se trouvaient sur le même registre que celui des industries pharmaceutiques ou de l’agroalimentaire au sujet des brevets et autres droits de propriété intellectuelle. Créé au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) alors nouvellement fondée, cet accord porte sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC)17.
Selon les termes de cet accord, les pays ont entrepris de s’entendre sur le niveau de protection qu’ils souhaitaient accorder aux titulaires de droits de propriété intellectuelle, ce qui fut intégré dans les législations nationales. Rien de nouveau jusqu’ici. Mais dans l’hypothèse où un pays laisse sa législation nationale en l’état, et échoue à introduire ou appliquer un système de droit d’auteur, la nouveauté apportée par l’accord sur les ADPIC – et l’OMC en général pour tous les autres accords commerciaux – réside en l’édiction d’une série de sanctions à l’encontre du pays concerné.
Comment cela fonctionne-t-il ? Un pays porte plainte devant une cour, une commission ADPIC, à propos du comportement laxiste d’un autre pays, conduisant pour les entreprises du premier à un certain manque à gagner censé être issu des droits de propriété intellectuelle. Si le pays plaignant obtient gain de cause, il se voit alors attribuer un droit. Ce droit est celui de sanctionner l’autre, par exemple, en augmentant considérablement les taxes à l’importation ou l’exportation de certains produits. C’est un pouvoir sans précédent. L’accord ADPIC et de l’OMC prévoit que les produits d’échanges sélectionnés par le pays vainqueur ne sont pas tenus d’avoir un quelconque rapport avec la guerre commerciale qui a tout déclenché. Ils seront ceux qui désavantageront de manière substantielle le pays sanctionné.
Le processus mis en branle par les ADPIC signifie que non seulement les droits de propriété intellectuelle deviennent exécutables pour la première fois dans l’histoire, mais une autre transformation en a aussi résulté. En effet, dans le passé, la connaissance utile et la créativité que l’auteur développait pour l’entreprise étaient, en théorie, la raison du maintien du système de droit d’auteur. À tout le moins, c’était un point de vue davantage en vigueur en Europe qu’aux États-Unis. Avec l’arrivée des ADPIC, l’auteur a été relégué à l’arrière-plan. La connaissance, la technologie et la créativité sont devenues des valeurs dont le commerce est la première raison d’être, avec le monde entier comme marché potentiel et les conglomérats à la barre, desservant tous les coins de la terre et les exploitant en appliquant des droits de propriété intellectuelle.
On pourrait dire que l’accord sur les ADPIC est un succès retentissant, puisque tous les doutes pesant sur le système du droit de la propriété intellectuelle ont disparu de l’horizon mental de beaucoup de gens. Cela n’a cependant rien de rassurant pour une large majorité de pays pauvres, voire extrêmement pauvres. La plupart des droits – pas uniquement les droits d’auteur, mais aussi les brevets et les marques commerciales – sont détenus par des entreprises localisées dans des pays riches. Nombreux sont ceux, parmi ces droits, qui s’étendent loin dans le futur. Qui plus est, les gouvernements, y compris dans les pays pauvres, sont contraints d’aider les entreprises privées du monde riche à appliquer ces droits par tous les moyens18.
Comment diantre pensez-vous qu’il soit possible pour des pays pauvres de se développer si les matières premières nécessaires, comme la connaissance, ne sont pas disponibles librement, mais doivent être achetées – sous réserve que ce soit même possible ? Naturellement, il serait cynique de rappeler qu’au XIXe siècle, les pays du Nord ou de l’Ouest (tout dépend où vous habitez) étaient capables de faire un usage effréné de toutes connaissances à leur portée, sans aucune restriction liée à des droits de propriété intellectuelle.
Peter Drahos croit ainsi que le prix à payer pour l’extension sans fin des droits est trop élevé. Selon lui, les ADPIC ne peuvent pas être isolés d’autres problèmes urgents sur l’agenda global, tel que « l’élargissement des inégalités de revenus entre les pays développés et ceux en voie de développement, les profits excessifs, le pouvoir et l’influence des grandes entreprises sur les gouvernements, la perte de souveraineté nationale, la mondialisation, les problèmes moraux issus de l’usage et de la direction prise par les biotechnologies, la sécurité alimentaire, la biodiversité (les trois derniers étant tous liés au brevetage des plantes, des semences et des gènes), le développement durable, l’autodétermination des peuples indigènes, l’accès aux services de santé et les droits des citoyens aux biens culturels »19.

1.5 La lutte contre le piratage est-elle prioritaire ?

Les tentatives pour créer un droit d’auteur applicable n’importe où dans le monde sont contrecarrées dans les pays où, jusqu’à maintenant, cet outil était peu connu, et pas uniquement en raison de la réticence ou de l’impuissance des gouvernements20. Le piratage est également intervenu dans ces débats, et c’est peut-être un facteur non négligeable. Il est réalisé à une échelle industrielle ou avec des intentions complètement opposées, quand par exemple une personne peut, de chez elle, échanger librement de la musique avec une autre personne qui habite de l’autre côté de la planète. Comment devrions-nous juger ce phénomène ?
La mondialisation de ces dernières décennies a engendré beaucoup d’échanges illégaux. Cela comprend la musique et la copie de films, le commerce des femmes, des enfants et des organes humains, le trafic illégal d’armes et d’argent sale, la corruption et les paradis fiscaux, les travailleurs clandestins, la drogue mais aussi le piratage de la propriété intellectuelle. La philosophie des réformes néolibérales des années 1980 et 1990 visait à créer des économies ouvertes avec aussi peu d’obstacles que possible pour le commerce et les transports. La régulation et le contrôle de l’État ont dû être réduits au maximum.
Nous ne devrions donc pas être étonnés que le marché noir et le commerce illégal aient fleuri dans ce sillage. Le FMI, par exemple, estime qu’entre 700 et 1 750 milliards d’euros sont douteux et circulent entre les banques, les paradis fiscaux et les marchés financiers (Le Monde, 23 mai 2006). Toute personne qui se dit surprise par le déclenchement de la crise financière mondiale en 2008 a forcément péché par inattention auparavant. Une partie de l’argent non déclaré dans le monde est destiné à des fins terroristes21.
La grande question est de savoir si ce contournement des lois à grande échelle peut être jugulé, y compris dans le domaine de la musique et le piratage de films. Moíses Naím indique très clairement que nous n’avons pas les ressources pour cela. Nous devons donner la priorité au développement de nos outils de traçage et à nos systèmes judiciaires et pénaux. L’auteur donne deux principes directeurs. Tout d’abord, la valeur économique totale du commerce illégal doit être considérablement réduite : « Supprimez la valeur d’une activité économique, et sa prédominance diminuera d’autant ». Second principe : il faut réduire les dommages sociaux22.
Dans l’ordre des priorités, l’urgence est clairement de s’attaquer au trafic des femmes, des enfants et des organes humains. Ces activités sont dégradantes pour une société civilisée. Si un état perd le contrôle absolu de l’usage de la violence et celui des flux d’argent, on n’a plus vraiment affaire à une société. Moises Naim ne laisse aucune ambiguïté en ce qui concerne les drogues : il s’agit d’une cause perdue ; et pourquoi poserait-elle plus de problèmes que l’abus d’autres excitants ? Selon lui, l’état devrait s’incliner devant la réalité économique et prendre part lui-même au commerce de la drogue. Voilà qui représente une action audacieuse, qui n’est pas recommandée pour les pays qui cherchent à avoir de bonnes relations avec les plus grandes puissances du monde. Mais si vous sentez que vous n’avez rien à perdre, pourquoi pas ? Naim n’est pas plus optimiste sur l’issue du combat contre la fraude, que ce soit à l’échelle industrielle ou sur le plan individuel. Cela n’est pas dû à un manque de motivation de la part des titulaires de droits de propriété intellectuelle, mais au fait que les fraudeurs, faussaires et tous ceux qui échangent des œuvres artistiques sont beaucoup plus motivés, à un niveau individuel. À l’évidence, la bataille contre la fraude devra être abandonnée en même temps que les droits de la propriété intellectuelle.
Sa conclusion est donc que la lutte contre le trafic des femmes, des enfants et des organes humains, contre le commerce illégal d’armes et l’argent sale, doit être une priorité urgente – et c’est déjà assez difficile – par rapport à la lutte contre le commerce de la drogue ou de la copie illégale. La dépénalisation et la légalisation des drogues et les échanges libres d’œuvres artistiques doivent être des possibilités envisageables. Cela permettrait de réduire considérablement le profit possible pour les trafiquants et le préjudice pour la société. Nous aimerions ajouter, sans doute de façon superflue, que lorsqu’il s’agit d’œuvres artistiques et de connaissances, les droits à la propriété intellectuelle portent plus atteinte qu’ils ne contribuent à la rémunération des artistes et à la création d’un domaine public regroupant des connaissances et des créations.

1.6 Les industries créatives et le retour du droit d’auteur

Au Royaume-Uni, sous la gouvernance de Tony Blair, les droits de propriété intellectuelle sont devenus très liés à la créativité, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. On pouvait y voir une tentative de donner un second souffle au droit d’auteur dont l’influence s’érodait dans certaines strates de la société, pour ne pas dire que les gens y prêtaient peu d’attention. Avec la montée en puissance de la numérisation, les infractions au droit d’auteur se multipliaient : la musique, et par la suite les films, s’échangeaient librement. Pour le gouvernement anglais, il fallait promouvoir les avantages économiques que pouvaient tirer un pays, une région, une ville, à voir sa culture transformée en un marché important. Mais pour en tirer profit, il fallait en premier lieu que les droits de propriété intellectuelle soient strictement appliqués. Voilà de quoi inciter les autorités locales à renforcer leur contrôle du droit d’auteur.
En 1998 et 2001, une commission mise en place par le ministère de la culture britannique présenta des feuilles de route qui listaient parmi les objectifs l’idée d’augmenter le potentiel « créatif » des activités culturelles pour qu’elles génèrent davantage de valeur commerciale. Le terme générique « industries de la création » fut alors introduit et, d’après la définition qui en est donnée, il comprend « ces marchés qui prennent leurs racines dans la créativité, les compétences et le talent individuel, et qui renferment un potentiel pour la création d’emploi et de richesse par la création et l’exploitation de la propriété intellectuelle »23. Cette initiative lança la mode des Économies créatives, des Villes créatives et des Classes créatives.
Devrions-nous applaudir ces idées ? Pas forcément. L’incitation à entreprendre des activités de nature créative afin de générer un revenu dérivé de la propriété intellectuelle générerait de la richesse. Dans cette phrase, le sens de chaque mot est important et mérite que l’on s’y intéresse de plus près.
Le choix du mot « créatif » est maladroit. Toutes les activités humaines peuvent être qualifiées de créatives, et cet adjectif n’informe en rien sur la qualité créatrice des activités. Et surtout, la valeur de la création artistique pour une société, comme nous l’avons déjà mentionné, n’est plus prise en compte, elle est perdue. Le mot « industrie » dans la définition est essentiel. Il limite la création à Hollywood, aux quatre grosses maisons de disque et quelques grosses maisons d’édition. Toute autre activité créatrice, ou culturelle – terme que nous préférons – est produite et distribuée par des petites et moyennes entreprises.
La définition insiste sur le fait que les activités créatives émanent de la créativité, des compétences et du talent individuels. Or, nous avons vu que la vision de l’artiste isolé relève plus du cliché que de la réalité. La création artistique et le développement de la connaissance sont soutenus par des processus collectifs. Nous comprenons cependant que l’aspect individuel soit mentionné dans la définition. Les défenseurs des industries créatives souhaitent démontrer la nécessité d’étendre plus encore les droits d’auteur et de la propriété intellectuelle. Et ce sont bien des droits centrés sur l’individu. Comme nous l’avons également vu, le droit d’auteur ne représente qu’une infime contribution à l’accumulation de richesses de la population totale des artistes24. Mais la définition suggère le contraire : la terre promise des industries de la création, villes, économies ou écoles d’art n’est atteignable que si la propriété industrielle est exploitée à grande échelle au travers de ces activités créatives.
Ruth Towse nous conseille de visiter n’importe quel site d’un ministère de la culture, d’un conseil régional ou d’une ville : « vous y verrez que le monde a soudainement pris conscience du potentiel économique de la créativité ! » Cela ne nous dit toutefois pas ce que l’on entend par créativité, ni comment un gouvernement peut la promouvoir.
« L’une des solutions les plus répandues est le renforcement du droit d’auteur, l’idée générale étant que cela incite les personnes créatives à produire de nouvelles œuvres d’art, musicales, littéraires, etc. Les rétributions accordées aux artistes et autres créateurs par le droit d’auteur sont cependant limitées. »
D’un autre côté, Ruth Towse insiste sur le fait que le système est largement à l’avantage des conglomérats de la culture25.

1.7 De nombreuses raisons

Le droit d’auteur fait l’objet de bien trop de critiques pour être maintenu. Certaines sont des questions de principe, alors que d’autres se sont peu à peu accumulées au cours des dernières décennies. Ainsi en va-t-il du mythe sans cesse brandi par les industries culturelles qui affirment que l’application stricte de la propriété intellectuelle génère de la richesse. La piraterie est un phénomène plus récent, surtout à l’échelle actuelle. Les sanctions pour manquement au droit d’auteur sont un phénomène nouveau dans le cadre des accords ADPIC. En principe, le droit d’auteur ou copyright – pour rendre justice aux diverses origines du système – a toujours eu pour objectif de garantir des investissements, évidemment. Au cours des dernières décennies, le système s’est mis à pencher de plus en plus vers la protection des investissements et ces derniers, de plus en plus lourds, bénéficient d’une protection proportionnelle, à la fois dans le temps et dans les applications. En contrepartie, le domaine public de la créativité et du savoir artistique est de plus en plus privatisé, érodé.
Dans de nombreux domaines artistiques (est-il besoin de préciser que le divertissement et le design en font partie à nos yeux ?), le droit d’auteur n’a jamais atteint sa promesse de fournir des revenus raisonnables à de nombreux artistes. Mais la faute n’est pas entièrement à imputer au droit d’auteur, le marché est également en cause. Ces dernières années, la différence de revenu entre la grande star et l’artiste moyen n’a fait qu’enfler, dans des proportions jusqu’alors inconnues.
Il devrait être possible de corriger cela dans une certaine mesure pour repartir sur de bons rails. Mais rien n’est moins sûr. Une grande partie de ces défauts sont liés à l’influence qu’exerce la mondialisation, au nom du néolibéralisme, sur notre société. Si la balance penche toujours en faveur du pouvoir économique, tout effort sera vain.
Ce qui nous amène à la critique du droit d’auteur la plus fondamentale : la propriété, son effet de censure et les droits moraux. Évidemment, des critères variables peuvent s’appliquer ici. Nombreux sont ceux qui sont profondément en désaccord avec le fait qu’une expression artistique puisse être aux mains d’une seule personne qui détient les droits d’usage exclusifs et exerce un monopole. L’esprit de la loi est qu’il faut s’accommoder de ce désagrément pour un temps limité – mais alors vraiment limité – pour le « bien » des artistes et des tiers publiant leurs œuvres, afin qu’ils puissent tirer des revenus de leurs créations et de leurs prestations. Dans le prochain chapitre, nous étudierons les évolutions de ce raisonnement, ainsi que les solutions proposées.
De notre côté, la simple idée que l’expression humaine, sous sa forme artistique, puisse être l’objet d’un monopole ou être privatisée ne nous convient pas. Nous avons également le sentiment que les barrières légales sont totalement superflues pour garantir les revenus et les investissements des artistes. Aux chapitres 3 et 4 nous présenterons nos propositions pour une organisation économique des marchés culturels radicalement différente. La solution d’une protection légale limitée dans le temps ne nous convient pas non plus. À partir du moment où une œuvre est diffusée ou a été jouée, nous devrions avoir le droit de la modifier ou, en d’autres termes, d’y répondre, de la remixer, et pas seulement quelques années après que le droit d’auteur ait expiré. Le débat démocratique, y compris sur les formes artistiques les plus novatrices, devrait avoir lieu ici et maintenant, et non lorsqu’il aura perdu tout son sens. De notre point de vue, il n’y a pas de place pour les droits moraux. Nous y substituons, par exemple, les jurisprudences et dispositifs juridiques contre les actes injustes et illégaux dans ces cas où les artistes se sentent en droit de se plaindre lorsque leur œuvre est utilisée dans des contextes qu’ils condamnent.
Sentiment étrange que celui d’être arrivé à un point décisif en cette fin de chapitre. À nos yeux, les raisons d’abandonner le droit d’auteur sont légion. Beaucoup ne sont pas prêts à renoncer d’un claquement de doigts à cet instrument, mais sont néanmoins critiques à son égard. Peut-il être amélioré ? C’est la question tout à fait légitime qui sera le sujet du prochain chapitre.


1. NdT : MPAA (Motion Picture Association of America) Groupement interprofessionnel qui défend les intérêts de l’industrie cinématographique américaine sur le territoire des États-Unis
14. NdT : l’International Intellectual Property Alliance est un groupement d’associations américaines ayant pour objectif le renforcement de la protection du droit d’auteur (voir la page Wikipédia consacrée).
24. NdT : les revenus des artistes dépendent souvent de bien autre chose que le droit d’auteur, à commencer par les indemnités de perte d’emploi, du moins dans les pays qui peuvent se le permettre.

Licence Creative Commons Zero

  Poule ou l'oeuf

One minute, please...

Fermer